Abus de vulnérabilité - conditions indignes non

Cour de cassation

chambre criminelle

Audience publique du 9 janvier 2019

N° de pourvoi : 18-81817

ECLI:FR:CCASS:2019:CR03078

Non publié au bulletin

Rejet

M. Soulard (président), président

SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat(s)

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l’arrêt suivant :

Statuant sur le pourvoi formé par :

 Mme Antonia C... D... , partie civile,

contre l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’AIX-EN-PROVENCE, en date du 8 mars 2018, qui, dans l’information suivie, sur sa plainte contre Mme Tatiana E... et M. Bruno X..., témoin assisté, des chefs notamment d’infractions à la législation sur les étrangers, emploi d’étranger non muni d’une autorisation de travail salarié, a confirmé l’ordonnance du juge d’instruction de non-lieu partiel et de renvoi devant le tribunal correctionnel ;

La COUR, statuant après débats en l’audience publique du 14 novembre 2018 où étaient présents dans la formation prévue à l’article 567-1-1 du code de procédure pénale : M. Soulard, président, M. Y..., conseiller rapporteur, M. Castel, conseiller de la chambre ;

Greffier de chambre : Mme Bray ;

Sur le rapport de M. le conseiller Y..., les observations de la société civile professionnelle BORÉ, SALVE DE BRUNETON et MÉGRET, avocat en la Cour, et les conclusions de M. l’avocat général Z... ;

Vu le mémoire produit ;

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 4 et 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, 225-13, 225-14, 225-15-1 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale ;

”en ce que l’arrêt confirmatif a prononcé un non-lieu partiel au bénéfice de M. X... et de Mme E... des chefs de rétribution insuffisante du travail d’une personne vulnérable ou dépendante et soumission d’une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail indignes au préjudice de Mme C... D... ;

”aux motifs propres que sur l’infraction de traite des êtres humains : selon le conseil de la partie civile, l’infraction prévue à l’article 225-4-1 du code pénal est établie dans ses trois éléments constitutifs : le recrutement et la promesse d’avantage ou de rémunération, et ce aux fins de réalisation de l’infraction de l’article 225-14 du code pénal ; que le conseil affirme que le magistrat instructeur a fait une analyse erronée en y ajoutant le critère de “conditions de vie indignes”, sans statuer sur les éléments spécifiques constitutifs de l’infraction ; qu’il convient de rappeler d’abord que les infractions de traite des êtres humains (article 225-4-1 du code pénal) et de conditions de travail et d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine (article 225-14 du code pénal) sont des infractions distinctes dans leurs éléments constitutifs, le but de la traite des êtres humains étant l’exploitation de la personne telle que déclinée par l’article 225-4-1 du code pénal ; qu’en outre, la partie civile se réfère à l’article 225-4-1 dans sa rédaction issue de la loi du 5 août 2013, alors qu’à la période des faits dénoncés, l’article était ainsi libellé : “La traite des êtres humains est le fait, en échange d’une rémunération ou de tout autre avantage ou d’une promesse de rémunération ou d’avantage, de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l’héberger ou de l’accueillir, pour la mettre à la disposition d’un tiers, même non identifié, afin soit de permettre la commission contre cette personne des infractions de proxénétisme, d’agression ou d’atteintes sexuelles, d’exploitation de la mendicité, de conditions de travail ou d’hébergement contraires à sa dignité, soit de contraindre cette personne à commettre tout crime ou délit. La traite des êtres humains est punie de sept ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende” ; que ce n’est que par sa rédaction telle qu’issue de la loi du 20 novembre 2007, que l’infraction a été étendue au fait de recruter... héberger ou accueillir une personne “pour la mettre à sa disposition ou à la disposition d’un tiers ...” ; qu’en l’espèce, il n’est ni discuté, ni discutable que si MmeTatiana E... a fait venir Mme C... D... , et s’il s’agissait de la faire travailler en France, c’était pour la mettre à sa propre disposition et non à la disposition d’un tiers, de sorte que l’infraction de traite des êtres humains, en vigueur à l’époque des faits dénoncés, ne peut trouver application à l’encontre de Mme E... ; que sur l’infraction de conditions de travail et d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine : l’infraction est ainsi prévue par le code pénal dans son article 225-14 : “Le fait de soumettre une personne, dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur, à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende” ; que la partie civile soutient que toute situation de travail forcé est constitutive de conditions de travail contraires à la dignité humaine en citant en exemple un arrêt de la cour d’appel de Caen du 18 février 2013, et que l’existence d’une “certaine liberté de déplacement” de la victime est inopérant, selon un arrêt de la chambre criminelle de la cour de cassation du 11 décembre 2001 ; que selon elle, l’information a démontré la réalité du travail effectué en qualité de “dame à tout faire” ou de “bonne”, ou de “gouvernante” selon les témoins, mais aussi la

contrainte subie par Mme C... D... , qui s’était vue confisquer son document d’identité par Mme E... et qui était dans l’incapacité de déposer plainte compte tenu de sa situation irrégulière sur le territoire ; quant aux conditions d’hébergement, qu’il est affirmé également que selon l’évolution de la jurisprudence, Mme C... D... , qui logeait dans une pièce bureau, ne disposait pas d’une pièce qui lui soit exclusivement réservée qui garantisse son intimité ; que cependant, s’il est constant que Mme C... D... pouvait être dans un état de dépendance ou de vulnérabilité particulièrement sur le plan économique, en raison de sa situation administrative irrégulière connue de Mme E... , en revanche il ne résulte pas de l’information qu’elle ait été soumise à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine ; qu’en effet, force est de constater que cette thèse ne résulte que des propres allégations de Mme C... D... , et n’est corroborée par aucun élément objectif ; qu’il apparaît au contraire de plusieurs témoignages, que l’appartement du couple X.../E... était un grand logement T5 avec quatre chambres (D221, D230, D309) et que Mme C... D... y disposait d’une pièce qui lui était réservée ; que s’il pouvait y avoir un meuble bureau dans cette chambre, ce n’était pas pour autant une pièce bureau, dans laquelle la famille s’autorisait à pénétrer à n’importe quel moment, même en présence de la partie civile ; que c’est ce que précise d’ailleurs M. X... devant le magistrat instructeur le 16 février 2017 (D311) ; que d’autre part, si Mme C... D... a prétendu auprès de deux voisines, Mme A... et Mme B... qu’elle s’était fait confisquer son passeport, qu’elle dormait sur une carpette à même le sol ou encore qu’elle n’était pas payée, Mme B... précise qu’elles ont toutes deux douté de la sincérité de l’intéressée et pensé qu’elle réglait ainsi un conflit avec le couple qui l’hébergeait, puisque par ailleurs Mme C... D... était propre, disposait des clés du logement et avait même proposé à une reprise à Mme B... de lui montrer sa chambre, ce qui ne s’était pas fait (D247-248) ; que Mme B... ajoutait même qu’elle avait employé Mme C... D... sur la demande de cette dernière, à des tâches de repassage, contre des petites sommes d’argent ; que Mme A... indiquait quant à elle : “Pour moi, elle ne donnait pas l’impression d’être employée chez le couple, elle avait sa chambre, elle vivait chez le couple, elle faisait du ménage ou à manger, pour s’occuper elle-même. Elle avait demandé dans le Camp-Robert si quelqu’un n’avait pas besoin d’une femme de ménage ou besoin de repassage... Je sais qu’une fois elle est partie au Brésil car quelqu’un de sa famille avait eu un problème et elle y était allée, elle avait dû rester plus d’un mois au Brésil avant de revenir. Je sais aussi que c’est Tatiana qui lui payait les cartes téléphoniques pour appeler au Brésil...”(D231) ; qu’il résultait en outre de l’ensemble des témoignages que Mme C... D... était présentée ou vécue par le voisinage comme un proche “un peu de la famille” ou un membre de la famille ; et que sur l’infraction de rétribution inexistante ou insuffisante du travail d’une personne vulnérable ou dépendante : selon les dispositions de l’article 225-13 du code pénal dans sa rédaction applicable au moment des faits, “le fait d’obtenir d’une personne, dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur, la fourniture de services non rétribués ou en échange d’une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende” ; que la partie civile insiste sur le caractère manifestement insuffisant de sa rémunération, au vu des 1 000 euros reçus pour un travail exercé pendant treize mois, qui plus est à temps plein au regard des horaires effectués, de sorte que le fait d’être logée et nourrie ne peut être considéré non plus comme une rémunération suffisante ; mais que là encore, sa thèse ne résulte que de ses propres allégations, et n’est corroborée par aucun élément objectif ; qu’en effet, s’il est manifeste que Mme C... D... a effectué des tâches ménagères et de la garde d’enfants au domicile du couple X.../E..., les horaires de seize heures par jour tels qu’allégués, ne sont pas confirmés et semblent même contredits par le fait que Mme C... D... réclamait du travail auprès des voisins de la famille ; qu’il en va de même pour le quantum de sa rémunération puisque par définition, s’agissant d’espèces, il n’est pas vérifiable, pas plus que n’est vérifiable le caractère prétendument insuffisant de cette rémunération, alors que par ailleurs Mme C... D... était logée et nourrie gratuitement chez Mme E... , qu’elle y effectuait des tâches de gouvernante sans aucune maltraitance avérée, et qu’elle se trouvait en France de son plein gré (laissant ses quatre enfants au Brésil à la garde d’un tiers) et cherchait surtout à s’y maintenir ; qu’ainsi, les infractions ci-dessus visées n’apparaissent pas caractérisées et le non-lieu ordonné à l’égard de Mme E... , témoin assistée de ces chefs, est justifié ;

”et aux motifs adoptés que s’agissant des infractions de rétribution inexistante ou insuffisante du travail d’une personne vulnérable ou dépendante, de soumission d’une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail indignes, ou de traite d’être humain, la partie civile met en avant le fait que la traite des êtres humains est établie par la très faible rémunération, que les conditions de travail et d’hébergement indignes sont caractérisées par la situation de travail forcé et de dame à tout faire résultant du dossier, qu’enfin la rémunération insuffisante d’une personne vulnérable ou dépendante est manifeste au vu des 1 000 euros reçus sur un travail exercé pendant treize mois ; que toutefois, comme le souligne le procureur de la République, il ne résulte pas de l’information des éléments suffisants permettant de conclure que la partie civile s’est trouvée dans un situation de vulnérabilité ou de dépendance telle qu’elle n’a pu qu’accepter les conditions de vie indignes qui lui auraient été proposées ; qu’à cet égard, il sera noté que les témoins entendus confirment que la partie civile était de son plein gré en France, qu’elle cherchait à s’y maintenir et qu’elle n’apparaissait pas particulièrement maltraitée ou calfeutrée dans des conditions inhumaines ; que les infractions visées ne sont donc pas caractérisées dans tous leurs éléments et un non-lieu sera ordonné à l’égard de Mme E... , témoin assistée de ces chefs ;

”1°) alors qu’est réprimé le fait de soumettre une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine ; que tout jugement doit contenir les motifs propres à justifier la décision ; qu’en se bornant à affirmer qu’aucun élément objectif du dossier ne démontrait que Mme C... D... avait été soumise à des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine, après avoir pourtant relevé qu’il était manifeste qu’elle avait effectué des tâches ménagères et de garde d’enfants au profit du couple X.../E..., et sans s’expliquer sur la circonstance, invoquée par la partie civile qu’elle s’était faite confisquer ses papiers d’identité par ces derniers, ni préciser les éléments de fait établissant de manière positive que ses conditions de travail étaient compatibles avec la dignité humaine, la cour d’appel n’a pas suffisamment justifié sa décision au regard des textes susvisés ;

”2°) alors qu’est réprimé le fait d’obtenir d’une personne vulnérable ou dépendante la fourniture de services en échange d’une rétribution manifestement sans rapport avec l’importance du travail accompli ; que tout jugement doit contenir les motifs propres à justifier la décision ; qu’en se bornant à affirmer qu’aucun élément objectif du dossier ne démontrait le caractère insuffisant de la rémunération perçue par Mme C... D... , qui était par ailleurs logée et nourrie gratuitement chez Mme E... , dès lors que le montant de 1 000 euros invoqué par celle-ci n’était pas vérifiable s’agissant d’espèces, sans s’expliquer sur le faible montant des mandats envoyés par la partie civile à sa famille au cours de cette période, sur la circonstance qu’elle réclamait auprès des voisins un travail rémunéré, et sans préciser les éléments de fait établissant que les conditions de sa rémunération étaient proportionnées à l’importance du travail manifeste d’aide-ménagère et de garde d’enfants accompli par la partie civile, la cour d’appel n’a pas suffisamment justifié sa décision au regard des textes susvisés ;

”3°) alors que tout jugement doit contenir les motifs propres à justifier la décision ; qu’en jugeant que les infractions susvisées n’étaient pas caractérisées dès lors que Mme C... D... se trouvait en France de son plein gré et cherchait à s’y maintenir après avoir pourtant laissé ses quatre enfants à la garde d’un tiers au Brésil, la chambre de l’instruction s’est prononcée par des motifs inopérants, et n’a pas légalement justifié sa décision” ;

Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué, de l’ordonnance qu’il confirme et des pièces de la procédure que Mme C... de Frettas, de nationalité brésilienne, est venue en France à l’initiative de Mme E... , qui l’avait contactée en Guyane et lui avait proposé un poste de garde d’enfants à temps plein à son domicile français rémunéré mensuellement et un hébergement gratuit ; que Mme E... s’était engagée de surcroît à prendre en charge ses frais de transport ainsi que les démarches destinées à lui assurer un séjour régulier en France ; que Mme C... D... a été hébergée et a travaillé au domicile du couple E... durant treize mois, jusqu’au 3 février 2007, avant d’être prise en charge par une association ; qu’après une première plainte déposée en 2008 et classée sans suite en 2013, Mme C... D... a déposé plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Draguignan le 20 janvier 2014 des chefs de traite des êtres humains aux fins d’exploitation domestique, rétribution inexistante ou insuffisante du travail d’une personne vulnérable ou dépendante, soumission d’une personne vulnérable ou dépendante à des conditions de travail ou d’hébergement contraires à la dignité humaine, aide aggravée à l’entrée, à la circulation et au séjour irrégulier d’un étranger en France, emploi d’un étranger non muni d’une autorisation de travail salarié ; qu’au terme de l’information, ouverte le 5 mai 2014, le juge d’instruction a rendu une ordonnance de non-lieu partiel et de renvoi de Mme E... devant le tribunal correctionnel des seuls chefs d’infractions à la législation sur les étrangers et d’emploi d’étranger non muni d’une autorisation de travail salarié ; que Mme C... D... a interjeté appel ;

Attendu que, pour confirmer la décision de non-lieu partiel des chefs d’obtention abusive, de la part d’une personne vulnérable ou dépendante, de services non rétribués ou insuffisamment rétribués et de soumission de cette personne à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine, l’arrêt prononce par les motifs repris au moyen ;

Attendu qu’en prononçant ainsi, la chambre de l’instruction qui a analysé l’ensemble des faits dénoncés dans la plainte et répondu aux articulations essentielles du mémoire produit par la partie civile appelante, a exposé par des motifs exempts d’insuffisance comme de contradiction, qu’il n’existait pas de charges suffisantes contre Mme Tatiana E... et M. Bruno X... d’avoir commis les délits définis aux articles 225-13 et 225-14 du code pénal ;

D’où il suit que le moyen doit être écarté ;

Et attendu que l’arrêt est régulier en la forme ;

REJETTE le pourvoi ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le neuf janvier deux mille dix-neuf ;

En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre.

Décision attaquée : Chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-En-Provence , du 8 mars 2018