Certificat de détachement frauduleux, mais opposable

Nécessité de demander le retrait du certificat de détachement, malgré une condamnation pénale de l’employeur de fait établi en France pour travail illégal dans une affaire de fausse sous-traitance internationale

Arrêt de la Cour de cassation n° 17-21706 du 20 décembre 2018 STJ

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Présentation
Une société de transport routier de marchandises (TRM) installée en France avait créé une filiale en Slovaquie ayant la même activité. Lors d’un contrôle effectué par l’inspection du travail et la police au siège de la maison-mère en France, il avait été constaté que la filiale slovaque mettait à la disposition de la maison-mère ses véhicules avec chauffeurs, qui étaient de fait basés dans les locaux de la maison-mère et travaillaient sous l’autorité et la subordination de cette dernière. Les chauffeurs étaient munis de certificat de détachement délivrés par l’institution de sécurité sociale slovaque ; les cotisations sociales n’étaient pas versées en France.

Ce constat avait conduit les services de contrôle à verbaliser le responsable de droit et de fait de ces deux entreprises pour marchandage, prêt illicite de personnel et travail dissimulé par dissimulation d’emploi de 50 chauffeurs routiers internationaux. La cour d’appel, puis la Cour de cassation (voir la décision du 12 janvier 2016), avaient suivi cette analyse et condamné l’intéressé sur le fondement de ces incriminations, considérant ainsi qu’il s’agissait d’une opération de fausse sous-traitance internationale.

Prenant acte de ces constats et de la condamnation pénale, l’URSSAF avait engagé contre la maison-mère une procédure de recouvrement des cotisations sociales qu’elle devait en raison de sa qualité d’employeur de ces 50 chauffeurs routiers.
La cour d’appel, qui avait rendu son arrêt après la décision A-Rosa de la CJUE, avait validé la procédure de l’URSSAF, nonobstant la production de certificats de détachement. La cour d’appel, qui s’appuyait sur l’autorité de la chose jugée au pénal, avait constaté l’absence de lien de subordination entre ces chauffeurs routiers et la société slovaque et l’existence d’un lien de subordination avec la société française, écartant ainsi d’initiative les certificats de détachement.

La 2ème chambre civile de la Cour de cassation, qui juge notamment le contentieux de la sécurité sociale, censure la décision de la cour d’appel. En se référant à l’arrêt A-Rosa de la CJUE (voir la décision et son commentaire ), la Cour de cassation considère que l’URSSAF aurait dû respecter le mode d’emploi de contestation du certificat de détachement décrit dans cette affaire par la CJUE, qui consiste à demander le retrait du certificat de détachement à l’institution de sécurité sociale qui l’a émis, et, en cas de refus, à saisir la commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale. Faute d’avoir demandé préalablement ce retrait auprès des autorités slovaques, la procédure de recouvrement des cotisations sociales engagée à l’égard de la société française est jugée irrégulière par la Cour de cassation.

L’affaire est renvoyée devant une autre cour d’appel.

Commentaire

La décision rendue le 20 décembre 2018 par la Cour de cassation est une très mauvaise nouvelle pour la lutte contre le travail illégal et le dumping social ; elle verrouille un peu plus les procédures de recouvrement de cotisations sociales dues en France en présence de fraude au détachement, en donnant une portée très étendue à la décision A-Rosa de la CJUE.

.1) La Cour de cassation vise uniquement la décision A-Rosa de la CJUE, sans faire mention de la décision Altun (voir la décision et son commentaire), intervenue ultérieurement. La Cour de cassation, malgré la condamnation pénale, ne fait pas état de fraude à l’utilisation du certificat de détachement (Altun), mais uniquement de doute sur la sincérité du certificat de détachement parce que les conditions de l’activité des chauffeurs routiers concernés n’entrent manifestement pas dans le champ d’application matériel des textes communautaires de sécurité sociale (A-Rosa). Cette absence de référence à la fraude établie dans cette affaire peut surprendre.

.2) Le juge français, statuant en matière pénale et par une décision définitive, avait constaté l’absence d’extranéité de la relation de travail subordonnée, et donc l’absence de détachement transnational des chauffeurs routiers. L’employeur de ces chauffeurs routiers était une entreprise française. Pourquoi ne pas avoir tiré les conséquences de ce constat ? On est donc en présence d’un employeur de salariés sur le territoire français, officiellement reconnu comme tel, mais qui n’est pas redevable de facto de cotisations sociales en France.

.3) La 2ème chambre civile de la Cour de cassation s’était déjà prononcée dans l’affaire Krakbau du 9 mai 2018 (voir la décision) sur l’opposabilité du certificat de détachement, en présence d’une fausse sous-traitance internationale et d’un employeur de fait établi sur le territoire français ; mais dans cette affaire, cet employeur n’avait pas fait l’objet d’une condamnation pénale sur laquelle s’appuyait l’organisme de recouvrement pour asseoir sa procédure ; la Cour de cassation a franchi un pas supplémentaire en décidant, sans doute pour la première fois, que le juge français ne pouvait pas condamner un employeur établi en France à verser les cotisations sociales dues en raison de l’emploi de ses salariés.

.4) Cet employeur ne sera redevable de cotisations sociales qu’à la condition qu’un Etat tiers, en l’espèce la Slovaquie, autorise la France à lui réclamer des cotisations sociales, ce qui est assez inattendu. En effet, si les autorités slovaques refusent de retirer ces 50 certificats de détachement, cet employeur de droit français, dont la qualité est admise et le comportement frauduleux est avéré, ne sera pas tenu de verser les cotisations sociales en France. Est-ce le but recherché par le droit communautaire ?

.5) Les autorités slovaques ne sont pas juridiquement tenues par la décision de la Cour de cassation du 12 février 2016 qui a reconnu, au plan pénal, la qualité d’employeur de l’entreprise française ; elles peuvent dès lors se livrer à une autre analyse de la situation de travail des chauffeurs routiers. Le droit slovaque connaît-il la fausse sous-traitance ? La juge-t-il illicite ou produisant les mêmes effets qu’en France ? Par ailleurs, les autorités slovaques n’ont pas d’intérêt financier à retirer les certificats de détachement, puisque ce retrait équivaut à une perte de ressources pour l’institution de sécurité sociale slovaque. Le risque de maintien des certificats de détachement est réel et de voir ainsi un employeur de droit français dispensé de verser des cotisations sociales. Ce retrait est d’autant plus incertain que la Slovaquie semble être connue pour héberger de nombreuses domiciliations d’entreprises de TRM, qui exercent en réalité leurs activités dans d’autres Etats de l’Union européenne.

.6) La saisine de la commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale, rappelée et mentionnée dans la décision de la Cour de cassation du 20 décembre 2018, a perdu considérablement de son intérêt depuis l’arrêt Alpenrind de la CJUE (voir la décision et son commentaire). La CJUE considère que les conclusions de la commission administrative ne sont qu’un simple avis non contraignant qui n’obligent pas l’institution de sécurité sociale, qui a émis à tort un certificat de détachement, à le retirer. L’institution de sécurité sociale émettrice est ainsi juge et partie.

7) La construction juridique qui résulte aujourd’hui de la combinaison des textes communautaires de sécurité sociale, de la jurisprudence de la CJUE et de la jurisprudence de la Cour de cassation sur le certificat de détachement a fait perdre tout contrôle et toute maîtrise à la France à l’égard d’une des causes essentielles du travail illégal et du dumping social sur son territoire qu’est le non paiement des cotisations sociales générées par du détachement indu de salarié. La politique de lutte contre le travail illégal et le dumping social dépend du bon vouloir des institutions de sécurité sociale d’autres Etats de l’Union européenne. Dans le cadre de cette construction juridique, on notera, avec surprise, que le juge français, y compris la Cour de cassation, est tenu par un simple formulaire administratif, délivré sans contrôle et à guichet ouvert dans certains Etats, mais que l’institution de sécurité sociale qui l’a émis n’est pas tenu par une décision de la Cour de cassation, qui a sans nul doute une valeur bien plus importante qu’un formulaire administratif.

.8) Sauf revirement de jurisprudence de la CJUE ou de la Cour de cassation, seule une modification des textes communautaires de sécurité sociale est de nature à désacraliser le certificat de détachement et à permettre au juge national de l’Etat d’accueil et d’emploi du prétendu salarié détaché de mettre en cause et d’écarter ce formulaire administratif utilisé de façon non appropriée et frauduleuse. Mais cette modification des textes communautaires est loin d’être acquise puisque les Etats de l’Union européenne, qui exportent du dumping social et perçoivent dans ce contexte commercial des cotisations sociales, n’y sont pas favorables.

Dans cette attente, le travail illégal, le dumping social et l’optimisation sociale vont continuer à prospérer, sans réel garde-fou, d’autant qu’aucune doctrine interministérielle n’a été élaborée et diffusée sur ce sujet depuis l’arrêt A-Rosa, laissant les services de l’Etat et les organismes de recouvrement agir au niveau local sans information et sans coordination.