Condamnation de deux donneurs d’ordre pour recours à une entreprise de travail temporaire étrangère. EPR de Flamanville

Confirmation de la condamnation de deux donneurs d’ordre pour recours à une ETT étrangère pratiquant de la fausse prestation de services internationale avec des prétendus salariés détachés

Arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation n° 17-82553 du 12 janvier 2021

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Présentation
.1. La chambre criminelle de la Cour de cassation était saisie de trois pourvois relatifs à des condamnations prononcées par une cour d’appel dans une affaire de travail dissimulé, en lien avec deux entreprises de droit étranger qui détachaient des salariés sur le territoire français, soit dans le cadre d’une opération de sous-traitance, soit dans le cadre du travail temporaire, sur le chantier de l’EPR de Flamanville dans le département de la Manche.
Le premier de ces trois pourvois était formé par une entreprise de droit roumain, sous-traitante d’un donneur d’ordre français, condamnée pour travail dissimulé par dissimulation d’activité et par dissimulation d’emploi salarié.
Les deux autres pourvois émanaient de deux entreprises françaises, donneurs d’ordre, condamnées pour recours à du travail dissimulé, en l’espèce pour avoir fait appel à une entreprise de travail temporaire chypriote qui leur fournissait des salariés intérimaires. L’entreprise de travail temporaire chypriote avait été elle-même condamnée pour travail dissimulé par dissimulation d’activité et par dissimulation d’emploi salarié.

.2. A l’ occasion de ces pourvois, les trois entreprises mises en cause avaient demandé à la Cour de cassation de saisir la CJUE d’une question préjudicielle sur la nature et l’objet de la déclaration préalable à l’embauche (DPAE), formalité obligatoire prévue par le code du travail et sur son incidence sur l’assujettissement du salarié au régime de protection sociale française, au regard de la jurisprudence de la CJUE sur l’opposabilité du certificat de détachement qui atteste de cet assujettissement à un autre régime.
L’omission de la déclaration préalable à l’embauche est l’un des éléments constitutifs de l’infraction de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, qui avait justifié la condamnation, notamment pour cette raison, de l’entreprise de travail temporaire chypriote.
La Cour de cassation avait réservé une suite favorable à la demande des trois entreprises et avait saisi le 8 janvier 2019 la CJUE d’une question préjudicielle dans ce sens.
La CJUE avait répondu le 14 mai 2020, d’une part que les règlements de coordination de sécurité sociale, et donc le certificat de détachement, n’avaient pas d’incidence sur les matières autres que la sécurité sociale et d’autre part, qu’il appartenait au juge français de vérifier si la DPAE avait pour unique objet d’affilier le salarié à la sécurité sociale ou si cette formalité visait, fût-ce en partie, à s’assurer de l’efficacité des contrôles.

.3. L’affaire revenait devant la Cour de cassation, après la réponse de la CJUE.
Dans sa décision, la chambre criminelle rejette les pourvois et confirme les condamnations prononcées par la cour d’appel.
Elle considère que la DPAE est une formalité obligatoire, destinée, au moins en partie, à garantir l’efficacité des contrôles afin d’assurer le respect des conditions d’emploi et de travail imposées par le droit national. En conséquence, l’existence d’un certificat de détachement ne fait pas obstacle à une condamnation du chef de travail dissimulé pour omission de procéder à la DPAE.
Elle considère également que l’existence de ce formulaire ne fait pas obstacle à une condamnation du chef de travail dissimulé pour omission des déclarations d’immatriculation au registre du commerce et des sociétés ou pour omission des déclarations fiscales.
La Cour de cassation constate que le délit de travail dissimulé imputable à l’entreprise sous-traitante roumaine et à l’entreprise de travail temporaire (ETT) chypriote est caractérisé.
Elle valide la condamnation des donneurs d’ordre français qui faisaient appel à cette ETT pour recours à travail dissimulé, notamment pour n’avoir pas obtenu la totalité des certificats de détachement se rapportant aux salariés intérimaires qu’ils utilisaient.
La Cour de cassation ajoute qu’ils ont fait appel à une main d’œuvre temporaire, tout en sachant que l’entreprise de travail temporaire ne respectait pas le cadre légal du travail temporaire. In fine, la Cour de cassation ajoute que les effets néfastes de cette fraude sociale ont touché, d’une part les salariés concernés, d’autre part les sociétés françaises qui ont subi une concurrence déloyale et souligne le rôle éminemment moteur du plus important des deux donneurs d’ordre dans cette opération.

.4. La Cour de cassation confirme également, conformément à sa jurisprudence sur le sujet, la condamnation des deux donneurs d’ordre pour prêt illicite de main-d’œuvre par le recours à une entreprise de travail temporaire de droit étranger qui ne respectait la législation française sur le travail temporaire.

Commentaire
.1. La décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 12 janvier2021 clôt une procédure engagée au mois de mai 2008 par des constats et une enquête de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), relayés par l’OCLTI, sur le site de l’EPR de Flamanville dans le département de la Manche. Elle constitue l’un des contentieux résultant du dévoiement de la prestation de services internationale et la fraude au détachement sur ce chantier emblématique.
Très récemment, le 4 novembre 2020, la chambre sociale de la Cour de cassation avait déjà confirmé la condamnation au civil d’un des deux donneurs d’ordre dans le cadre de la solidarité financière, toujours en cette qualité. C’est la première fois que la Cour de Cassation valide dans une même affaire une double condamnation, au pénal et au civil, d’un même donneur d’ordre.

.2. L’arrêt de la Cour de cassation constitue également une des très rares décisions de condamnation rendues à ce jour à l’égard d’entreprises françaises pour recours à une fausse prestation de services internationale, associée à de la fraude au détachement.

.3. La décision de la Cour de cassation est particulièrement motivée et détaillée et pourra servir de décision de référence dans les affaires de fraude à l’établissement et de fraude au détachement de salarié. Elle apporte de nombreuses précisions utiles aux affaires à venir, ce qui devrait tarir en partie le flux des questions préjudicielles à la CJUE sur ce sujet.

.4. Le constat fait par la Cour de cassation de la finalité de la DPAE, sans aucun lien avec l’assujettissement du salarié à la sécurité sociale, ne surprend pas ; il est conforme à la volonté du législateur. La DPAE a été créée uniquement pour faciliter les contrôles de la transparence de l’emploi d’un salarié en activité ; c’est un pur outil de contrôle fiable du respect de la législation du travail par l’employeur, et non pas un outil de gestion de la qualité ou du statut d’un assuré social en activité professionnelle.
Voir l’article de l’auteur.

.5. En effet, par cette décision, la Cour de cassation fixe, à bon escient, des limites à la jurisprudence invasive et pénalisante de la CJUE sur les effets de l’opposabilité du certificat de détachement.
Ainsi, même en cas d’emploi d’un salarié titulaire d’un certificat de détachement, formulaire qui a un tout autre objet, une entreprise étrangère peut faire l’objet d’une condamnation pour travail dissimulé fondé sur :
.- le défaut d’immatriculation au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers,
.- le défaut de déclarations fiscales,
.- le défaut de DPAE,
.- le défaut de remise de bulletin de paie conforme,
.- la dissimulation d’heures de travail.
Un donneur d’ordre qui recourt à une entreprise étrangère qui pratique du travail dissimulé sous l’une de ces modalités est susceptible d’être mis en cause pour recours à du travail dissimulé.
Tel est le sens de la décision logique de la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui vaut pour tous les secteurs d’activité économique dans lesquels ces fraudes transnationales sont pratiquées.

.6. La condamnation définitive des deux donneurs d’ordre pour recours à du travail dissimulé entraîne notamment deux conséquences :
.- en application de l’article L.8222-2 du code du travail, tout donneur d’ordre condamné définitivement pour recours au travail dissimulé tombe de plein droit sous le coup de la solidarité financière, sans qu’il ne soit nécessaire de démontrer qu’il ne s’est pas fait remettre par son cocontractant les documents mentionnés à l’article L.8222-1 de ce même code.
Cette solidarité financière devrait permettre aux deux Urssaf victimes de récupérer auprès de ces deux donneurs d’ordre les cotisations sociales dues par l’entreprise de travail temporaire chypriote.

.- en application de l’article 27 de la loi du 11 mars 1997 et de l’article L.2141-4 1° du code de la commande publique, ces deux entreprises donneurs d’ordre sont désormais exclues des contrats publics, soit pour une durée de 5 ans, en application de l’article 27 de la loi du 11 mars 1997, soit pour une durée de 3 ans en application de l’article L.2141-4 1° du code de la commande publique.
Le seuil de 30 000 euros d’amende (pas plus qu’un autre seuil), en deçà duquel une entreprise est condamnée pour recours au travail dissimulé tout en lui permettant d’éviter l’exclusion des contrats publics, n’existe pas dans la législation.