Dumping social dans le transport routier communautaire : adoption le 8 juillet 2020 du Paquet mobilité

Dumping social dans le transport routier communautaire : adoption le 8 juillet 2020 du Paquet mobilité

Voir le communiqué de presse du Parlement européen

Voir les trois règlements et la directive du 15 juillet 2020

Présentation
Après trois ans de négociations, l’Union européenne, à la suite d’un vote favorable du Parlement européen le 8 juillet 2020, adopte le Paquet mobilité, qui est un ensemble de mesures destinées à assurer une meilleure concurrence et mieux lutter contre le dumping social dans le secteur du transport routier.
Ce texte avait fait l’objet d’une précédente adoption le 4 avril 2019 par le Parlement européen (voir la présentation et le commentaire), remise en cause par les élections des députés européens au mois de mai 2019.
Le texte adopté le 8 juillet 2020 comporte très peu de différence avec celui du 4 avril 2019.

A titre principal, ce texte porte d’une part, sur les dispositions sociales applicables aux chauffeurs routiers effectuant des transports routiers intra communautaires et d’autre part, sur les modalités du cabotage au sein des Etats de l’Union européenne.

.1) Le texte communautaire confirme que le transport routier intracommunautaire, y compris au titre du cabotage et du transport transfrontalier, constitue de la prestation de services et que les chauffeurs routiers sont des salariés détachés qui doivent bénéficier du statut social sur le détachement, notamment en termes de rémunération. Relèvent également de la prestation de services et du détachement les opérations de la partie route du transport combiné.
Le texte introduit cependant une double exception à ce principe, outre les opérations de transit dans un Etat de l’Union européenne, concernant :
.- d’une part une activité de chargement et/ou de déchargement dans les Etats membres ou les Etats tiers que le véhicule traverse dans le cadre d’un transport bilatéral, à condition que ce chargement ou ce déchargement ne s’effectue pas dans le même Etat membre,
.- d’autre part les deux opérations supplémentaires de chargement et/ou de déchargement dans le cadre d’un transport bilatéral vers l’Etat membre d’établissement, c’est-à-dire sur le trajet retour, à partir d’un Etat membre dans lequel aucune activité supplémentaire n’a été réalisée.
L’application du droit communautaire du détachement a notamment pour effet de faire bénéficier le conducteur du véhicule de la rémunération minimale légale ou conventionnelle étendue de l’Etat membre dans lequel il effectue le chargement et/ou le déchargement du véhicule.
Le règlement communautaire interdit la désignation d’un représentant de l’entreprise de transport dans l’Etat d’accueil et d’emploi, ce qui était le cas de la France.

.2) Le texte interdit la prise de repos hebdomadaire normal ou plus longue du conducteur dans la cabine du véhicule ou dans l’aire de stationnement, même aménagée ; le repos doit être pris dans un hébergement approprié, à la charge de l’employeur. A cet égard, le texte communautaire formalise l’interdiction de cette pratique, telle qu’elle résulte d’un arrêt Vaditrans du 20 décembre 2017 de la Cour de justice de l’Union européenne (voir la décision). Dans cette affaire, la CJUE a jugé que le chauffeur routier ne pouvait pas prendre son repos hebdomadaire normal dans la cabine du véhicule qu’il conduit. Mais a contrario, la CJUE autorise la prise de repos réduit dans la cabine.

.3) Le texte prévoit plusieurs dispositions relatives au temps de conduite et au repos du conducteur :
.- au cours de deux semaines consécutives, il doit prendre au minimum deux périodes de repos hebdomadaires normaux de plus de quarante cinq heures ou une période de repos hebdomadaire normal et une période de repos hebdomadaire réduit d’au moins vingt quatre heures,
.- le conducteur doit retourner dans l’Etat d’établissement du centre opérationnel ou de son employeur ou à son domicile toutes les quatre semaines,
.- le conducteur ne pourra pas prendre deux périodes consécutives de repos hebdomadaire réduit hors de l’Etat de rattachement que s’il effectue du transport international et revient toutes les quatre semaines dans cet Etat,
.- les repos compensateurs pour les deux repos réduit sont pris avant le début du repos normal.

Le conducteur d’un véhicule utilitaire léger (VUL) de plus de 2,5 tonnes qui effectue du transport international et du cabotage bénéficie des règles de temps de conduite et de repos prévues par les textes communautaires.

.4) Le texte maintient le système du cabotage existant, c’est-à-dire l’autorisation de trois opérations de chargement et/ou déchargement sur sept jours dans un autre Etat membre. Par ailleurs, pour éviter du cabotage systématique et permanent, le texte introduit une période obligatoire de carence ou d’attente de quatre jours, c’est-à-dire l’interdiction d’une nouvelle opération de cabotage avec le même véhicule et dans le même Etat.
S’agissant du transport combiné, les pré et post acheminements routiers sont soumis à la règlementation sur la cabotage ; les Etats membres pourront prévoir une période plus longue que les sept jours et un délai de carence plus court.
Enfin, chaque véhicule devra revenir dans l’Etat membre d’établissement au moins toutes les huit semaines.

.5) Le texte confirme que tous les véhicules de plus de 3,5 tonnes effectuant du transport routier de marchandises (TRM) à l’international devront être équipés pour la fin de l’année 2025 (2022 pour les véhicules neufs) d’un tachygraphe dit intelligent de la deuxième génération. Cet appareil enregistrera notamment les passages de frontière, ainsi que les activités de chargement et de déchargement. Le tachygraphe dit intelligent permet aux services de contrôle de connaître à distance les informations stockées dans l’appareil, avec des relevés de position du véhicule.
Les véhicules utilitaires légers (VUL) de 2,5t. à 3,5t effectuant du transport international seront tenus d’installer ce tachygraphe intelligent.

.6) Enfin, le texte prévoit également un meilleur contrôle des fraudes à l’établissement et des fraudes au détachement par le biais des sièges sociaux et des domiciliation de complaisance (boîte à lettres) dans des Etats de l’Union européenne considérés comme à bas coût. Ce montage permet à des entreprises de déclarer une simple adresse dans un de ces Etats et d’exercer effectivement leur activité depuis un autre Etat. L’accord renforce la condition d’établissement d’une entreprise de transport en lien avec son activité dans l’Etat où elle se domicilie.

.7) Le texte va entrer progressivement en vigueur, de façon différenciée selon les dispositions adoptées :
.- le régime juridique du détachement, 18 mois après la publication du texte au Journal officiel de l’Union européenne ;
.- les temps de conduite et de repos, y compris le retour du conducteur, 20 jours après la publication du texte ;
.- la réglementation relative au cabotage, 18 mois après la publication du texte ;
.- l’installation du tachygraphe intelligent, immédiatement pour les nouveaux véhicules, et jusqu’en 2025 selon le modèle de tachygraphe.

Pour plus d’information sur le calendrier d’application des dispositions du Paquet mobilité, voir la note in fine du ministère des transports DGITM du 31 juillet 2020.

Commentaire
L’adoption « au forceps » du Paquet mobilité a des effets très relatifs sur le dispositif juridique français de lutte contre le travail illégal et le dumping social du fait des entreprises étrangères de transport transnational et de leurs donneurs d’ordre situés sur le territoire français.
.1) Sur l’extension du droit communautaire du détachement au secteur du transport routier.
En réalité, il ne s’agit pas d’une extension, mais d’une confirmation de l’application du droit communautaire, tel qu’il résulte de la directive du 16 décembre 1996 sur le détachement.
Le champ de la directive couvre notamment le détachement d’un salarié, opéré par une entreprise qui effectue une prestation de services au sens des articles 56 et suivants du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). L’opération de livraison ou de déchargement de marchandises ou le transport de passagers sur le territoire français constitue de la prestation de services, c’est-à-dire l’exécution d’un contrat par un professionnel au bénéfice d’un client destinataire, contre rémunération. La seule exclusion du champ de la directive est mentionnée au paragraphe 2 de son article 1er et vise le personnel navigant de la marine marchande. Ainsi, toutes les activités de transport aérien, ferroviaire, fluvial ou routier relèvent de la directive détachement.
L’opposition de certains Etat membres de l’UE à l’application de la directive détachement au secteur du transport routier n’a jamais l’objet d’une saisine de la CJUE pour confirmation de leur analyse et de cette exclusion. Et pour cause ; cette opposition n’avait pour objectif que de protéger, notamment pour éviter l’application du salaire minimal, leurs entreprises de transport opérant dans d’autres Etats de l’UE.
Non seulement la France applique depuis 1996 la directive détachement dans le secteur du transport routier, mais elle a anticipé le contenu de cette directive, en adoptant dès 1993 (voir l’article 36 de la loi) et 1994 (voir le décret) des textes précurseurs de la directive qui, par leur généralité, concernaient ce secteur d’activité.
Elle a par ailleurs adapté la déclaration de détachement également applicable au secteur des transports routiers en créant en avril 2016 l’attestation de détachement (voir le décret).
En clair, le conducteur d’un véhicule routier venant procéder à un chargement et/ou à un déchargement en France bénéficie de la rémunération minimale prévue par les conventions collectives étendues ou par le code du travail depuis le décret du 11 juillet 1994.

.2) Sur l’exclusion des opérations bilatérales de transport routier du droit de détachement.
Il s’agit objectivement d’une réduction du champ d’application de la directive de 1996.
Cette exclusion, visant deux situations d’activité différentes, qu’il est difficile de présenter comme une avancée sociale majeure, et qui va complexifier un cadre juridique déjà difficile à contrôler, suscite une question et une remarque.
Cette exclusion remet les services de contrôle et les magistrats en France dans le cadre juridique flou et incertain qui existait avant le décret du 11 juillet 1994. Quel va être le droit social applicable aux conducteurs, et à leurs accompagnateurs éventuels, lorsqu’ils travailleront en France ? En référence à l’ordre public social et aux lois de police, le juge français va probablement continuer à faire application du noyau dur de la législation française, qui, grosso modo, renvoie aux dispositions du droit communautaire du détachement, écarté par le texte adopté le 8 juillet 2020. Par ailleurs, l’attestation de détachement va sans doute être supprimée pour ces opérations.
Cette exclusion va nécessairement entraîner des effets d’aubaine pour se réclamer des opérations bilatérales hors détachement, qui permettent par ailleurs jusqu’à deux opérations, c’est-à-dire du mini cabotage. Cet effet d’aubaine peut être relativisé si le volume des opérations bilatérales est marginal et peu signifiant. A l’inverse, cette exclusion du droit du détachement deviendrait la règle et son application l’exception, si le volume des opérations bilatérales représente une part prépondérante du transport routier transnational communautaire.

.3) Sur l’interdiction du repos hebdomadaire normal en cabine.
Cette décision est assurément une avancée sociale incontestable ; mais elle ne fait que reprendre à son compte une position de la CJUE dans l’arrêt Vaditrans du 20 décembre 2017. Le texte du 8 juillet 2020 ne crée pas du droit, n’innove pas sur ce point et n’est pas à l’origine de cette avancée sociale, même si cette interdiction est à considérer comme telle.

.4) Sur le droit au retour dans le pays de domiciliation, toutes les quatre semaines.
Sans détailler les modalités techniques de mise en œuvre de cette mesure, celle-ci n’a pas d’impact pour les chauffeurs routiers français détachés qui bénéficient de dispositions plus favorables qui sont inscrites dans les conventions ou accords collectifs applicables au secteur du transport routier, marchandises et passagers.

.5) Sur un meilleur encadrement du cabotage.
Le texte, qui a connu différentes versions au cours des trois années de négociation, crée une période de carence de quatre jours, qui interdit d’effectuer un nouveau cabotage avec le même véhicule et dans le même Etat, au terme d’une précédente période de cabotage dans le cadre du système 3/7, qui reste inchangé.
Cette mesure durcit la règlementation économique applicable à ce type de prestation de services ; elle n’a aucun impact direct sur les droits sociaux des salariés chauffeurs routiers détachés, puisque son objet premier est de limiter la concurrence faite aux entreprises de transport routier établies en France, pour éviter du cabotage permanent.
Les règles du cabotage risquent cependant d’être fortement mises à mal par le recours accentué aux opérations bilatérales, avec deux stops en cours d’opérations, qui sont désormais sorties du droit du détachement.
La difficulté centrale pour s’assurer de l’effectivité d’une règlementation aussi technique et complexe que celle du cabotage réside dans la faculté pour les services de contrôle de pouvoir mener leurs investigations jusqu’à leur terme et de façon profitable.

.6) Sur l’obligation du tachygraphe intelligent.
Il s’agit d’une très bonne décision, parce qu’elle va notamment assurer une meilleure traçabilité du véhicule qui effectue du transport routier transnational, mais qui ne sera généralisée à tous les véhicules qu’en 2025.

.7) Sur le contrôle des domiciliations de complaisance et des sociétés boîtes à lettres.
Le contrôle de ces pratiques, qui ne sont pas propres au secteur du transport routier, est déjà prévu par la directive du 16 décembre 1996 et celle du 15 mai 2014, qui a modifié la directive du 16 décembre, pour en obtenir une meilleure exécution.
Le texte du 8 juillet 2020 est donc redondant sur ce point à la législation communautaire déjà existante. De surcroît, ce qui importe dans le cadre de ces fraudes transnationales, ce n’est pas tant de règlementer ou de contrôler dans l’Etat de domiciliation, mais que cet Etat réponde de façon loyale, rapide et précise à l’Etat d’accueil dans lequel une entreprise de transport routier d’un autre Etat est suspectée de pratiquer de la fraude à l’établissement, notamment pour absence d’activité significative dans l’Etat de domiciliation, ou de la fausse sous-traitance.
Concrètement, il suffirait, par exemple, que la Slovaquie, qui domicilie une grosse centaine d’entreprises européennes de transport routier de marchandises, applique ces deux directives et s’engage dans une coopération loyale avec les autorités françaises ou belges lorsque celles-ci la questionne dans le cadre d’un contrôle sur la réalité de l’activité et l’organisation économico-financière d’une de ces entreprises slovaques qui opère en France ou en Belgique.
Par ailleurs, il est nécessaire d’indiquer que le texte du 8 juillet 2020 n’aura aucune incidence, aucune plus-value, sur les fraudes les plus graves à la prestation de services et au détachement de salariés constatées en France dans le secteur du transport routier : la fraude à l’établissement, la fausse sous-traitance internationale et la fraude à l’utilisation des certificats de détachement. La totalité des arrêts rendus par la Cour de cassation concernant ce secteur d’activité visent exclusivement ce type de fraude (voir de nombreux arrêts illustrant ces fraudes).
La France dispose en effet de tous les outils juridiques pour lutter contre la pratique des domiciliations de complaisance à l’étranger.

Au final, les avancées sociales majeures en faveur des chauffeurs routiers détachés actées dans le texte du 8 juillet 2020 méritent d’être très sensiblement relativisées.
Pour les conducteurs français, seule l’interdiction du repos hebdomadaire normal dans la cabine du véhicule peut être considérée comme telle, en rappelant que cette interdiction résulte avant tout d’une décision de la CJUE, et non d’une volonté spontanée des Etats membres.