Les effets pénalisants de la jurisprudence de la CJUE relative au certificat de détachement frauduleux : la double peine pour le prétendu salarié détaché

La chambre sociale de la Cour de cassation, en référence à la jurisprudence communautaire, invalide, sur un sujet essentiel, la décision d’une cour d’appel qui avait reconnu la plénitude des droits sociaux à un prétendu salarié détaché

Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation n° 16-713 du 31 mars 2021

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Présentation

.1. Un salarié employé en qualité de copilote, appelé personnel navigant technique PNT, avait travaillé du mois d’avril 2007 au mois de mai 2008 pour le compte d’une compagnie aérienne de droit espagnol, sous contrat de travail de droit espagnol, en étant affecté à l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle, sous le statut de salarié détaché, avec un certificat de détachement délivré par l’institution de sécurité sociale espagnole et paiement de ses cotisations sociales auprès de cet organisme.
A l’issue de son emploi dans la compagnie aérienne, le salarié avait engagé une procédure prud’homale pour obtenir la régularisation de ses droits sociaux. Sa demande portait, d’une part sur des rappels de salaire, indemnité de congés payés, indemnité de préavis, indemnité de licenciement, dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, et d’autre part sur la contestation de sa qualité de salarié détaché, compte tenu de ses conditions d’emploi sur le territoire français ; à ce titre, il réclamait l’indemnité forfaitaire pour emploi dissimulé équivalent à six mois de salaire prévue par l’article L.8223-1 du code du travail et des dommages et intérêts pour l’absence de versement de ses cotisations sociales en France.

.2. Dans une décision du 4 mars 2016, la cour d’appel avait fait droit à l’essentiel de ses demandes. En se référant à l’arrêt du 11 mars 2014 de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui avait confirmé la condamnation de son employeur pour travail dissimulé pour défaut de déclarations sociales, elle avait acté que le salarié n’avait pas la qualité de détaché, que son emploi était dissimulé au sens de l’article L.8221-5 du code du travail, que le certificat de détachement ne lui était pas opposable et que ses cotisations sociales auraient dû être versées en France.
La cour d’appel lui avait donc accordé l’indemnité forfaitaire pour travail dissimulé et les dommages et intérêts pour le préjudice subi du fait du non versement de ses cotisations sociales en France.

.3. Saisie d’un pourvoi par la compagnie aérienne, la chambre sociale de la Cour de cassation avait adressé le 10 janvier 2018 à la CJUE une question préjudicielle lui demandant si, en présence d’un certificat de détachement frauduleux, le principe de la primauté du droit de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une juridiction nationale, tenue en application de son droit interne par l’autorité de la chose jugée par une juridiction pénale sur la juridiction civile, tire les conséquences d’une décision d’une juridiction pénale rendue de façon incompatible avec les règles du droit de l’Union européenne en condamnant civilement un employeur à des dommages et intérêts envers un salarié du seul fait de la condamnation pénale de cet employeur pour travail dissimulé.
Autrement formulé, la Cour de cassation interrogeait la CJUE sur la possibilité de valider la décision de la cour d’appel qui s’était fondée, pour accorder le versement de l’indemnité forfaitaire pour travail dissimulé et les dommages et intérêts pour non versement des cotisations sociales en France, sur l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 11 mars 2014 condamnant la compagnie aérienne pur travail dissimulé pour défaut de déclarations sociales ou si les arrêts A-Rosa du 27 avril 2017 et Altun du 6 février 2018 de la CJUE s’opposaient à cette confirmation, puisque ces deux arrêts posent le principe de l’opposabilité du certificat de détachement frauduleux et l’obligation de respecter une procédure de demande de retrait ou d’invalidation du certificat de détachement auprès de l’institution de sécurité sociale qui l’a émis.
Dans sa décision du 2 avril 2020 en réponse à la question préjudicielle, la CJUE avait confirmé sa jurisprudence sur l’opposabilité du certificat de détachement, y compris en cas de fraude, et l’obligation d’engager promptement la procédure de demande de retrait ou d’invalidation du certificat de détachement auprès de l’institution émettrice de ce formulaire. En outre, la CJUE précisait qu’une juridiction de l’Etat d’accueil et d’emploi ne peut pas condamner un employeur à verser des dommages et intérêts à un salarié victime de cette fraude sur le fondement d’une autre décision de justice rendue en violation du droit de l’Union européenne.
Non dit explicitement dans ces trois décisions de la CJUE, il s’en déduisait cependant que, dans ce cadre, la décision de confirmation de validité du certificat de détachement par l’institution émettrice et son refus de retrait ou d’invalidation s’imposent au juge de l’Etat d’accueil et d’emploi, même en présence d’une fraude avérée sur son territoire.

.4. Prenant acte à la fois de l’arrêt du 2 avril 2020 et de l’arrêt du 14 mai 2020 sur les effets de la déclaration préalable à l’embauche, rendus par la CJUE, la chambre sociale de la Cour de cassation a validé une partie de la décision de condamnation de la compagnie aérienne du 4 mars 2016 de la cour d’appel et a annulé le surplus de la condamnation.
Se référant à l’arrêt du 14 mai 2020 de la CJUE et à la décision du 12 janvier 2021 de la chambre criminelle de la Cour de cassation rendue dans la même affaire, la chambre sociale de la Cour de cassation a confirmé l’ensemble des condamnations fondées sur le non respect de la législation du travail par la compagnie aérienne. Mais elle a censuré les deux condamnations fondées sur le non versement des cotisations sociales en France puisque le certificat de détachement, dont le retrait ou l’invalidation avait été demandé, avait été maintenu par l’institution de sécurité sociale espagnole. En conséquence, la chambre sociale a annulé la condamnation au paiement de l’indemnité forfaitaire équivalent à six mois de salaire pour travail dissimulé et la condamnation au paiement de dommages et intérêts pour le non versement de cotisations sociales en France.

L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel pour statuer de nouveau sur ces deux demandes du salarié auxquelles la juridiction avait réservé une suite favorable.

Commentaire

.1. La décision du 31 mars 2021 de la chambre sociale de la Cour de cassation, contrainte par la jurisprudence rigoureuse de la CJUE sur la validité du certificat de détachement, est particulièrement pénalisante pour le prétendu salarié détaché qui souhaite obtenir la régularisation de sa situation au regard de sa protection sociale. A ce titre, cette jurisprudence sécurise la fraude au détachement, tant ces conditions de régularisation sont inaccessibles et non maîtrisables pour un simple salarié, prétendument détaché.
Le prétendu salarié détaché est à la fois le grand oublié et le grand perdant de la jurisprudence de la CJUE, dans l’indifférence générale, alors que beaucoup se vante de vouloir lutter contre le travail illégal et le dumping social.

.2. On peut tout d’abord noter la durée extraordinairement longue de ce contentieux social, et non encore abouti, pour des faits datant de plus de 13 ans. Combien de prétendus salariés détachés peuvent résister à une telle attente et à un tel coût financier ?

.3. La décision de la chambre sociale de la Cour de cassation accouche d’une nouvelle catégorie de salarié français travaillant en France pour le compte d’un établissement français avec un statut hybride et paradoxal : salarié non détaché et emploi direct au sens de la législation du travail et salarié détaché au sens de la législation de sécurité sociale. Ce statut est incongru et inattendu ; il ajoute une complexité juridique malvenue dans un dossier qui méritait de la clarté.

.4. Le prétendu salarié détaché est privé de droits sociaux reconnus par une juridiction française, en raison de l’édiction de deux règles de droit posées par la CJUE au cours de la procédure, après une décision sur le fond, et reprises par la Cour de cassation.
La première de ces deux règles est d’imposer en 2018, et avec effet rétroactif, une procédure de contestation du certificat de détachement frauduleux affectant les contentieux en cours, et qui n’existait pas à la date de la décision de la cour d’appel. La seconde règle est de considérer en 2020 comme sans valeur juridique, et toujours avec effet rétroactif, la décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 11 mars 2014, sur laquelle s’était fondée la cour d’appel pour réserver une suite favorable aux demandes du salarié.
Il est rarissime de faire application d’une nouvelle règle de droit plus désavantageuse à un salarié, en cours d’un procès prud’homal ; et de façon plus générale, il est aussi rarissime de modifier de façon désavantageuse pour le demandeur, voire la victime, les règles du jeu pendant le procès. Pourtant, c’est bien ce qu’il est advenu dans cette affaire.

.5. Contrairement à ce que le ministère du travail et de nombreux auteurs ont écrit en commentant l’arrêt Altun du 6 février 2018 de la CJUE, la décision de l’institution de sécurité sociale émettrice de maintenir le certificat de détachement frauduleux malgré une demande de retrait de l’Etat d’accueil et d’emploi s’impose au juge de cet Etat. La fraude commise sur le territoire français et constatée par le juge ne lui permet pas d’écarter le certificat de détachement dès lors que l’institution émettrice refuse de retirer ou d’invalider ce formulaire. La fraude s’impose au juge français ; la fraude est sécurisée et la fraude est opposable. C’est sans doute le premier enseignement à tirer de la décision du 31 mars 2021 de la chambre sociale de la Cour de cassation.

.6. Dans le cas présent, le refus de l’institution de sécurité sociale espagnole de retirer le certificat de détachement frauduleux illustre idéalement les effets pénalisants et pervers de la jurisprudence de la CJUE. Le refus de l’institution espagnole, qui s’impose au juge français et au salarié, n’est nullement justifié et acceptable dans le cas d’espèce. D’une part, il intervient le 15 décembre 2014, soit après la décision du 11 mars 2014 de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui a reconnu l’emploi frauduleux de ce salarié en France par la compagnie aérienne ; l’institution de sécurité sociale espagnole a délibérément ignoré la décision de la Cour de cassation et la reconnaissance d’une fraude dans l’Etat d’accueil et d’emploi. D’autre part, ce refus nie le principe de l’unicité de la législation de sécurité sociale applicable au salarié et si cher à la CJUE, puisque ce salarié n’avait jamais travaillé en Espagne où il était inconnu comme assuré social. Malgré ce contexte très favorable au retrait du certificat de détachement, l’institution de sécurité sociale espagnole fait fi et prive le juge français de la possibilité de reconnaître au salarié des droits sociaux attachés à la reconnaissance de cette fraude.
La position de l’institution de sécurité sociale espagnole ne peut s’expliquer que par un intérêt financier de continuer à percevoir des cotisations sociales d’un gros contributeur, telle la compagnie aérienne mise en cause, ce qui rend très contestable la jurisprudence de la CJUE.

.7. Les dossiers dans lesquels des institutions de sécurité sociale émettrices ont refusé de retirer ou d’invalider des certificats de détachement frauduleux sont nombreux et portent sur des sommes très conséquentes de cotisations sociales non versées en France. Le comportement de cette compagnie aérienne n’est ni isolé, ni exceptionnel.
En application de la jurisprudence de la CJUE, ces sommes sont définitivement perdues pour les ressources de la sécurité sociale ; il n’existe aucune voie de recours, quelle que soit la gravité ou l’importance de la fraude. L’Etat d’accueil et d’emploi n’a plus la main sur le recouvrement de ces cotisations sociales en présence de fraudes à l’activité ou à l’emploi commises sur son territoire. L’Etat d’accueil et d’emploi n’a plus le contrôle du respect de son ordre public social.

.8. Les décisions conjuguées de la CJUE et de la Cour de cassation représentent un parcours du combattant dissuasif et aléatoire pour le prétendu salarié détaché qui souhaite obtenir le retrait ou l’invalidation du certificat de détachement qui lui a été remis.
En premier lieu, il est tenu de bien connaître la jurisprudence de la CJUE et de la Cour de Cassation qui lui interdit de saisir directement le juge français. Il doit ensuite s’adresser à un organisme de sécurité sociale en France, qu’il doit choisir à bon escient, en fonction de la qualité de cet organisme (Urssaf, Cpam, Msa, Pôle Emploi, CGSS, ENIM, caisse de retraite, Cleiss, CNFE) et de sa localisation géographique.
Il faut ensuite convaincre l’organisme saisi de la pertinence de la demande de retrait ou d’invalidation, ce qui n’est pas acquis. L’organisme sollicité peut refuser d’engager une procédure de retrait ou d’invalidation pour diverses raisons : divergence d’analyse, affaire jugée trop ancienne, pas d’intérêt financier suffisant, pas de temps à consacrer à une demande individuelle ou résignation devant la jurisprudence de la CJUE.
En cas de refus d’engager la procédure, le salarié dispose-t-il d’une voie de recours pour contester cette décision ? Sans doute que oui, mais ce qui ajoute des retards et des contraintes à sa démarche de reconnaissance de ses droits.
Si l’organisme accepte d’engager une procédure de demande de retrait ou d’invalidation, s’applique alors le mode d’emploi décrit par la CJUE, mais qui reste peu précis et opérationnel, qui recèle de nombreuses chausse-trapes, et qui suppose une étroite liaison de transparence entre l’organisme français et le salarié et entre l’organisme français et l’organisme émetteur du certificat de détachement. En tout état de cause, la procédure doit être engagée promptement selon la CJUE, ce qu’ignore le salarié détaché, sauf s’il est un juriste de premier plan ; toutes initiative et saisine tardives du salarié peuvent être donc jugées rédhibitoires.
L’institution de sécurité sociale émettrice n’est pas tenue de retirer le certificat de détachement ; elle est seulement tenue d’examiner dans un délai raisonnable (sans doute le délai de deux fois trois mois mentionné dans les textes communautaires) les arguments présentés par l’institution française et de prendre la décision qu’elle veut, sans recours possible. La CJUE ne précise pas si la décision de refus de retrait ou d’invalidation est nécessairement motivée et si la saisine de la Commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale, en cas de refus de retrait ou d’invalidation, fait partie de la procédure préalable obligatoire. Dans la présente affaire, il n’est pas précisé si la Commission administrative a été saisie du refus de l’institution de sécurité sociale espagnole de retirer le certificat de détachement.
C’est donc dans ce contexte procédural très compliqué, incertain et opaque que le prétendu salarié détaché pourra saisir le juge, en lui apportant la preuve de l’engagement et du respect de cette procédure qu’il ne maîtrise pas et sur laquelle il ne reçoit qu’indirectement des informations par le biais de l’organisme français de sécurité sociale qu’il a saisi, en espérant que celui-ci ne lui oppose pas le secret professionnel.

.9. En résumé, il résulte désormais de la jurisprudence de la CJUE relative au certificat de détachement frauduleux, déclinée par la Cour de cassation, qu’en présence d’un refus de retrait ou d’invalidation de ce formulaire ou qu’en l’absence d’engagement ou de respect jusqu’à son terme de la procédure de demande de retrait ou d’invalidation de ce formulaire, un prétendu salarié détaché privé indûment de la protection sociale française ne peut obtenir ni régularisation, ni réparation :
.- devant le juge pénal, en se constituant partie civile et demander des dommages et intérêts,
.- devant le juge prud’homal, en demandant des dommages et intérêts,
.- devant le juge de sécurité sociale, en demandant reconstitution, régularisation et dommages et intérêts.
Ce déni des droits sociaux du prétendu salarié détaché, parce qu’il n’a aucune maitrise, ni aucun contrôle sur la procédure de contestation imposée par la CJUE, équivaut à une véritable double peine : celle de subir le préjudice d’avoir été employé en violation du droit social et celle d’être empêché d’en obtenir effectivement régularisation et réparation (sans mentionner les frais d’avocats et de procédure supportés).

Seule une modification appropriée des textes communautaires de coordination de sécurité sociale, permettant au juge de l’Etat d’accueil et d’emploi d’apprécier le bien fondé de l’utilisation d’un certificat de détachement, est de nature à mettre un terme à la jurisprudence très rigide, presque dogmatique, de la CJUE, dont l’affaire jugée le 31mars 2021 par la chambre sociale de la Cour de cassation atteste de l’atteinte qu’elle porte aux droits des victimes du dumping social.

A ce jour, la France n’a pris aucune initiative pour proposer cette modification des textes communautaires de coordination de sécurité sociale, malgré l’ancienneté de cette jurisprudence.