Plateforme de mise en relation en ligne et faux auto entrepreneur VTC

La Cour de cassation confirme la requalification en salarié d’un chauffeur de VTC de la société Uber

Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation n° 19-13316 du 4 mars 2020

Voir la décision

Présentation

La chambre sociale de la Cour de cassation était saisie par la société Uber, entreprise de transport terrestre de passagers par VTC, d’un pourvoi contre la décision de la cour d’appel de Paris du 10 janvier 2019 qui avait requalifié en salarié un chauffeur de VTC qui travaillait pour cette entreprise (voir la décision).

.1. Pour prononcer la requalification, la cour d’appel avait retenu plusieurs arguments. Elle constatait tout d’abord que la société Uber n’est pas un simple intermédiaire, mais le donneur d’ordre du chauffeur. Par ailleurs, elle notait que :
.- le chauffeur n’a pas choisi d’exercer sous le statut de travailleur indépendant, mais que ce statut lui a été imposé par la société Uber,
.- il n’a pas la liberté de s’organiser, de choisir sa clientèle et ses fournisseurs,
.- il ne fixe pas lui-même les tarifs demandés aux clients,
.- la société Uber lui adresse des directives pour la gestion de ses courses,
.- il fait l’objet d’un contrôle via un système de géolocalisation,
.- il peut faire l’objet de sanctions, en relation avec un taux d’annulation de commandes ou de signalements de clients mécontents.
.- la société Uber dispose du pouvoir discrétionnaire de déconnecter le chauffeur de la plateforme, ce qui limite son activité depuis la plateforme.
Enfin, si la cour d’appel reconnaît que le chauffeur a le libre choix de ses horaires, il intègre, dès qu’il se connecte pour travailler, un service organisé par la société Uber qui lui donne des directives, en contrôle l’exécution et exerce un pouvoir de sanction à son endroit.

.2. La société Uber, contestant l’existence d’un lien de subordination et d’un contrat de travail avec le chauffeur, avait présenté devant la Cour de cassation douze moyens pour démontrer que ce chauffeur était totalement autonome et travaillait sans directive et contrôle de sa part, comme un vrai travailleur indépendant, conformément à son statut officiel.

.3. La Cour de cassation rejette l’analyse de la société Uber et juge, à l’identique de la cour d’appel, que les conditions d’emploi et de travail de ce chauffeur de VTC caractérisent l’existence d’un contrat de travail et que son statut de travailleur indépendant est fictif.
Pour confirmer la requalification prononcée par le juge d’appel, la Cour de cassation se réfère expressément aux critères jurisprudentiels de la subordination juridique et du salariat mentionnés dans l’arrêt Société Générale du 13 novembre 1996 (voir la décision).
Elle constate tout d’abord que le chauffeur a été contraint de prendre le statut de travailleur indépendant pour exercer son activité et qu’il a travaillé dans le cadre d’un service de transport créé et organisé par la société Uber, dont l’utilisation ne lui permet pas, ni de se constituer une clientèle propre, ni de fixer ses tarifs et les conditions d’exercice de son activité.
Elle juge que le fait que le chauffeur puisse choisir ses jours et ses heures de travail n’est pas déterminant pour attester de sa qualité de travailleur indépendant, dès lors que lorsqu’il se connecte à la plateforme Uber, il intègre un service organisé par celle-ci.
Elle constate l’existence de directives, d’un contrôle et de sanctions à l’égard du chauffeur.
La Cour de cassation décrit la formalisation des directives adressées par la société Uber au chauffeur, ainsi que la nature et les modalités du contrôle et des sanctions (déconnexions, corrections tarifaires, perte d’accès temporaire ou définitive au compte).
La Cour de cassation juge que la cour d’appel a fait une bonne appréciation de la nature des relations de travail entre la société Uber et le chauffeur qui implique un statut fictif de travailleur indépendant et caractérise l’existence d’un contrat de travail.

Commentaire
.1. La décision de la Cour de cassation, particulièrement détaillée et explicite, fera sans doute date, compte tenu de la notoriété de la société Uber et de la diffusion de son modèle économique sur le territoire français et au-delà. On notera cependant que la grille d’analyse utilisée par la Cour de cassation et par la cour d’appel pour statuer sur la nature des relations entre cette entreprise et ses chauffeurs de VTC n’est pas spécifique à l’économie du numérique ou aux secteurs d’activité qui utilisent des plateformes de mise en relation.
La grille d’analyse est celle formellement adoptée par l’arrêt de principe Société générale du 13 novembre 1996, dans le cadre de l’examen de la nature de relations de travail totalement étrangères à l’économie du numérique ou au transport de passagers, puisqu’il s’agissait des relatons entre un établissement bancaire et un conférencier.

.2. L’universalité de cette grille d’analyse, véritable couteau suisse pour le juge, permet d’apprécier et de qualifier toutes les relations de travail, y compris les plus originales, les plus atypiques, voire les plus inattendues ou les plus improbables (voir notamment la jurisprudence relative à la téléréalité).
Ainsi donc, le recours à des organisations de travail faisant la part belle à la dématérialisation et le recours central, presque addictif, à l’ordinateur, à la tablette et au smartphone, n’ont pas pour effet ou pour conséquence de sortir le modèle économique ainsi imaginé et créé de la sphère de la législation sociale. Certains opérateurs de l’économie du numérique l’ont sans doute pensé ; ils en sont pour leur frais.

.3. Dans la présente affaire, et au titre de cette grille d’analyse, la Cour de cassation continue de revaloriser le critère du service organisé, qui semblait avoir été sensiblement relativisé par l’arrêt Société Générale. L’existence d’un service organisé par la société Uber dans lequel le chauffeur de VTC exerçait son activité est en effet cité en premier lieu par la Cour de cassation, aux points 9 et 10 de sa réponse. La construction de la réponse de la Cour de cassation dans une affaire si importante confirme la forte réhabilitation de cet indicateur pour prononcer la requalification (voir également d’autres décisions récentes de la Cour de cassation).

.4. De façon très légèrement rétrospective, il n’est pas inutile de rappeler que la décision de requalification de la Cour de cassation n’aurait pas pu être rendue, si le Conseil constitutionnel n’avait pas censuré le 20 décembre 2019 des dispositions de l’article 44 de la loi LOM, qui avaient précisément pour finalité d’interdire au juge la possibilité de requalifier la relation de travail, en présence d’une charte sociale homologuée par l’administration (voir la décision du Conseil constitutionnel).
L’arrêt de la Cour de cassation du 4 mars 2020 illustre une fois de plus que toutes les tentatives législatives, initiées par la loi Madelin du 11 février 1994 (voir la loi), pour insérer dans le code du travail une présomption de non salariat et sécuriser les relations contractuelles dans le monde du travail, sont demeurées vaines, au nom du principe de réalité et de la lutte contre le travail illégal et la fraude. La question reste d’ailleurs posée du bénéficiaire de cette sécurisation putative, voulue par des législateurs successifs.

.5. La décision de la Cour de cassation du 4 mars 2020 est à rapprocher de celle qu’elle a rendu dans le même sens le 28 novembre 2018 dans l’affaire Take Eat Easy, opérateur économique qui recourait, via une plateforme de mise en relation, à des travailleurs indépendants pour livrer des plats cuisinés à domicile (voir la décision).
Ces deux décisions, ajoutées à celles rendues par d’autres juges du fond autres que la cour d’appel de Paris, contribuent à l’élaboration d’une jurisprudence convergente qui devrait conduire les opérateurs du secteur, qui ont fondé leur modèle économique sur le recours de principe au travail indépendant, à revoir sensiblement la nature des relations de travail qu’ils imposent à leurs collaborateurs.

Voir également sur le site de la Cour de cassation le rapport du conseiller rapporteur et les conclusions de l’avocat général :
https://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_sociale_576/374_4_44522.html