Solidarité financière du donneur d’ordre engagée : remise des documents non exonératoire

Solidarité financière du donneur d’ordre engagée : remise des documents insuffisante et pas nécessairement exonératoire

Arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation n° 20-21988 du 2 juin 2022

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Présentation

.1. Une entreprise donneur d’ordre contestait la mise en œuvre à son encontre par l’Urssaf du mécanisme de la solidarité financière, mentionné aux articles L.8222-1 et suivants du code du travail, pour ne pas s’être fait remettre par son cocontractant les documents justifiant de la régularité de la situation de celui-ci.
L’entreprise, condamnée par la cour d’appel, arguait qu’elle s’était fait remettre lesdits documents, ce qui attestait du respect du code du travail et suffisait à l’exonérer du mécanisme de la solidarité financière pour le paiement des cotisations et contributions sociales dues par son cocontractant.

.2. La cour d’appel, suivant l’argumentaire de l’Urssaf, prenait acte de la remise des documents, mais considérait que le contrôle ainsi opéré par l’entreprise était insuffisant car superficiel puisque les documents reçus montraient d’évidentes discordances entre la réalité des effectifs employés et des commandes passées ; la masse salariale était donc en inadéquation avec les travaux réalisés. La cour d’appel en concluait que l’entreprise n’avait pas satisfait à son obligation de vigilance en ne procédant pas aux vérifications pertinentes qui s’imposaient dans ce cas d’espèce, la remise des documents ne valant que présomption de vérification. L’entreprise aurait dû vérifier le contenu et la cohérence des déclarations mentionnées dans les documents remis.

.3. Saisie d’un pourvoi par l’entreprise donneur d’ordre, la Cour de cassation valide l’analyse de la cour d’appel et de l’Urssaf et juge régulière la mise en œuvre de la solidarité financière.
La Cour de cassation note que le donneur d’ordre ne peut pas se prévaloir de la présomption de vérification par la production de documents manifestement erronés, alors qu’il se déduit de ces pièces une suspicion de travail dissimulé.

Commentaire

.1. La décision du 2 juin 2022 de la Cour de cassation représente un apport significatif à l’efficacité de la lutte contre le travail dissimulé, en accentuant la responsabilité et le devoir de vigilance du donneur d’ordre à l’égard du sous-traitant auquel il recourt.
Cette décision, qui est la première de cette nature depuis la création de la solidarité financière par la loi du 31 décembre 1991, est conforme à l‘esprit de ce mécanisme destiné à rendre attentif le donneur d’ordre dans le choix de son cocontractant.
Le juge rappelle que la vérification de la régularité de la situation du cocontractant n’est pas une démarche formelle par la simple remise des documents prévus par l’article D.8222-5 du code du travail, peu importe leur contenu. La remise de ces documents ne vaut que présomption de (bonne) vérification et n’est pas automatiquement exonératoire de la solidarité financière.

.2. Le donneur d’ordre doit en prendre en connaissance et, le cas échéant, procéder à des vérifications et des investigations complémentaires lorsque, à leur lecture, des clignotants s’allument. Ces clignotants peuvent être variés. Depuis le ratio discordant masse salariale-effectif/volume de travail sous-traité-délai, comme dans la présente affaire, ou un extrait Kbis litigieux (ex, Kbis ancien ou absence de mention de l’activité sous-traitée) ou adresses différentes portées sur les différents documents remis.
Le devoir de vigilance incombant au donneur d’ordre tel que prévu par le code du travail est une démarche active et sérieuse de vérification, et non pas une démarche superficielle, administrative, passive ou de pure forme.

.3. La position de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rejoint celle de la chambre criminelle qui, dans un arrêt du 1er décembre 2015, juge que le donneur d’ordre est tenu de s’assurer de la sincérité des documents que lui remet son cocontractant.
Cette décision est aussi conforme à l’esprit du législateur qui n’accorde à la remise de ces documents qu’une une valeur exonératoire relative qui disparait en cas de fraude ou de collusion avérée (cf point 221 de la circulaire interministérielle du 9 novembre 1992).

.4. La décision de la Cour de cassation élargit le champ d’application de la solidarité financière et les possibilités de recouvrement des organismes de protection sociale auprès du donneur d’ordre.
Les organismes de recouvrement pourront, sous le contrôle du juge, réclamer au donneur d’ordre les cotisations et contributions sociales dues par son sous-traitant, même si le donneur d’ordre s’est fait remettre les documents mentionnés à l’article D.8222-5 du code du travail, dès lors qu’il apparaîtra que le contenu litigieux de ces documents aurait dû conduire le donneur d’ordre à procéder à des vérifications ou à des investigations complémentaires pour s’assurer que son cocontractant ne pratique pas du travail dissimulé.

Quand on sait l’importance déterminante du mécanisme de la solidarité financière dans le dispositif juridique de lutte contre le travail dissimulé, la décision du 2 juin 2022 de la Cour de cassation devient un outil précieux à destination des organismes de protection sociale pour augmenter les possibilités de recouvrement des cotisations et contributions sociales éludées auprès de débiteurs plus solvables.

Pour davantage de jurisprudence, voir l’article.