Affiliation à l’étranger et certificat de détachement frauduleux - transfert de la subordination juridique

Affiliation à l’étranger, certificat de détachement frauduleux et employeur de fait établi en France : une inflexion significative de la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation ?

Arrêt de la Cour de cassation n° 17-86426 du 7 mai 2019

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Présentation
La communauté urbaine de Strasbourg avait confié à un groupement de cinq entreprises d’autocaristes, composé de quatre entreprises françaises et d’une entreprise allemande, le ramassage et le transport scolaire sur plusieurs lignes du territoire de la collectivité. L’une de ces lignes était transfrontalière et desservait pour moitié la France et pour moitié l’Allemagne ; l’exploitation de cette ligne avait été confiée à l’entreprise allemande.

L’entreprise allemande opérait cette ligne avec des salariés français, qu’elle avait repris dans ses effectifs lorsqu’elle avait obtenu le marché sur appel d’offres, et en fonction de la répartition des dessertes faite au sein de ce groupement d’entreprises.
Dans le cadre de l’exploitation de cette ligne, la société allemande avait affilié ces salariés à la sécurité sociale allemande et y versait ses cotisations sociales.

Lors d’un contrôle conjoint effectué par l’inspection du travail et l’Urssaf au lieu d’exploitation unique de ce service sur le site du Port du Rhin à Strasbourg, les agents de contrôle avaient recueilli plusieurs éléments permettant de considérer que les salariés affectés au transport scolaire sur la ligne transfrontalière travaillaient en réalité sous la subordination juridique d’une autre entreprise française appartenant au groupement, que cette entreprise française était de fait leur véritable employeur, qualité purement apparente dont se prévalait à tort l’entreprise allemande.

Constatant une situation de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, notamment par défaut de déclarations sociales en France, les agents avaient verbalisé l’entreprise française pour ce motif.
Renvoyée devant le tribunal correctionnel devant lequel sept salariés et un syndicat s’étaient constitués partie civile, l’entreprise française avait été condamnée pour ce délit ; cette condamnation actait en conséquence le fait que l’entreprise française était l’employeur réel et que les cotisations sociales auraient dû être versées par celle-ci en France.

La cour d’appel réforme ce jugement, relaxe l’entreprise française et déboute les parties civiles. A titre principal, elle considère d’une part qu’il n’existe pas suffisamment d’éléments pour requalifier l’entreprise française en employeur de fait des salariés et d’autre part qu’il n’est pas établi l’existence d’une intention frauduleuse de l’entreprise française pour soustraire ces salariés à la législation sociale française. La cour d’appel juge que le délit de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié n’est pas constitué à l’égard de l’entreprise française mise en cause.

Saisie par un pourvoi des parties civiles, la Cour de cassation censure l’arrêt de la cour d’appel pour trois motifs. Elle reproche à la cour d’appel d’avoir donné une définition trop large de l’élément intentionnel du délit de travail dissimulé, en y ajoutant la nécessité d’un dol spécial, en l’espèce la démonstration d’une volonté de frauder. Elle considère que la cour d’appel n’a pas suffisamment pris en compte tous les éléments du faisceau d’indices présents dans le dossier de nature à qualifier l’entreprise française d’employeur de fait. Elle reproche à la cour d’appel, eu égard au fait que les salariés résidaient en France et exerçaient principalement leur activité en France, de ne pas avoir recherché s’ils ne devaient pas être affiliés au régime français de sécurité sociale.
L’affaire est renvoyée devant la même cour d’appel, pour être rejugée.

Commentaire
La décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation peut-elle être considérée comme une inflexion significative de sa jurisprudence relative à l’opposabilité du certificat de détachement (voir notamment cette décision), strictement calée sur la jurisprudence de la CJUE (voir notamment la décision Altun) ?

.1. Cette double jurisprudence a pour effet d’interdire au juge national du lieu d’accueil et d’emploi du salarié en mobilité internationale de se prononcer sur la pertinence du certificat de détachement qu’il possède et, par suite, sur l’obligation de son employeur, si elle est justifiée, de l’affilier et de payer les cotisations sociales en France.
En effet, dans cette affaire, la Cour de cassation aurait pu confirmer la décision de relaxe de la cour d’appel puisque celle-ci, en raison de cette jurisprudence, n’avait pas qualité pour se prononcer sur le défaut de déclarations sociales en France, dès lors que ces salariés bénéficiaient du régime de protection sociale allemand. Seule l’institution de sécurité sociale de cet Etat avait qualité pour les désaffilier et autoriser de ce fait la France à réclamer et percevoir les cotisations sociales pour leur emploi sur le territoire français.
La chambre criminelle de la Cour de cassation s’est abstenue de faire état d’office de cette jurisprudence et a fait sienne l’analyse de la cour d’appel, tout en censurant le résultat de cette analyse.

.2. On notera en premier lieu que l’expression « certificat de détachement » n’est pas mentionnée une seule fois dans la décision de la Cour de cassation ; seuls sont mentionnés les termes d’ "affiliation », de « déclarations » et de « cotisations ». On notera également que l’expression « salarié détaché » n’apparaît pas non plus dans le texte de l’arrêt. Est-ce à dire que l’existence de ces formulaires et de ce statut n’a jamais été invoquée par l’entreprise française mise en cause lors de cette procédure ? A supposer que ce fut le cas, la cour d’appel et la Cour de cassation pouvaient en faire état d’initiative.

.3. La Cour de cassation a repris à son compte la démarche et l’analyse juridiques des agents de contrôle, du parquet, du tribunal correctionnel et, en dernier lieu, de la cour d’appel, mais avec un résultat différent, visant à déterminer qui était le véritable employeur de ces salariés, au sens de la législation du travail par l’existence d’une subordination juridique.
Dès lors que le véritable employeur pouvait être une entreprise établie en France, celle-ci était tenue par ses obligations sociales liées à cette qualité, notamment l’accomplissement de la déclaration préalable à l’embauche et le paiement des cotisations sociales. Telle, semble-t-il, avait été l’analyse du tribunal correctionnel, censuré par la cour d’appel.
La Cour de cassation reproche à la cour d’appel une insuffisante prise en compte des éléments du dossier, permettant, au titre de l’exercice de la subordination juridique de faire douter de la réelle qualité d’employeur de l’entreprise allemande et d’attribuer cette qualité à l’entreprise française mise en cause.

.4. La Cour de cassation reproche également à la cour d’appel de n’avoir pas pris en compte, au regard des règles communautaires de sécurité sociale, le fait que les salariés résidaient en France et y travaillaient majoritairement, sans rappeler à la cour d’appel la nécessité de demander préalablement à la sécurité sociale allemande la désaffiliation de ces salariés et le retrait des certificats de détachement.

.5. En confortant la démarche des agents de contrôle et du juge du fond visant à déterminer qui est le véritable employeur d’un salarié officiellement présenté en mobilité internationale et affilié à un autre régime de sécurité sociale que la France, la chambre criminelle semble prendre ses distances avec la jurisprudence communautaire et avec la jurisprudence de la 2ème chambre civile de la Haute juridiction (voir la décision).
Dès lors que le salarié est reconnu comme travaillant sous la subordination juridique d’un employeur de fait établi en France, l’employeur établi à l’étranger n’existe pas. Le salarié n’est pas en mobilité ou en détachement, faute d’élément d’extranéité ; l’affiliation hors de France et le certificat de détachement, qui mentionne l’identité d’un employeur étranger à la relation de travail, sont hors sujet. Nul n’est donc besoin de demander préalablement le retrait du certificat de détachement et d’appliquer la jurisprudence A-Rosa et Altun de la CJUE qui relève d’un autre contexte administratif et juridique.
Cette analyse a été développée à plusieurs reprises par l’auteur, notamment dans le commentaire de l’arrêt Altun (voir le commentaire page 203 point 3).

.6. A ce titre la décision de la Cour de cassation du 7 mai 2019 est la bienvenue car elle permet, via la requalification juridique, de s’affranchir de la jurisprudence communautaire et de traiter l’essentiel des fraudes au détachement du salarié sur le territoire français que sont la fausse sous-traitance, le faux travail indépendant, le dévoiement de la mobilité internationale intragroupe, le non respect des présomptions de salariat et les fraudes à la mise à disposition d’un salarié intérimaire.
Il est donc essentiel qu’à l’origine des constats et de la procédure, les agents de contrôle procèdent à la bonne analyse de la situation, à la bonne qualification des faits et à la bonne incrimination de ou des personnes.

.7. La décision de la Cour de cassation mérite également de retenir l’attention pour le rappel de la définition de l’élément intentionnel constitutif du délit de travail dissimulé. Selon une jurisprudence quasi constante, la Cour de cassation précise que l’élément résulte de la seule constatation de la violation en connaissance de cause d’une prescription légale ou règlementaire (voir la jurisprudence). Il n’est donc pas nécessaire d’établir l’existence d’une volonté de frauder, ou d’un montage frauduleux ou l’intention de retirer un profit illicite.
L’existence de la démonstration d’une fraude n’est pas cependant indifférente car elle peut avoir une incidence sur le quantum de la peine.