Le non retrait du certificat de détachement a-t-il une incidence sur l’obligation d’effectuer la DPAE ?

La Cour de cassation saisit une nouvelle fois la CJUE d’une question préjudicielle relative au périmètre de la force probante du certificat de détachement

Arrêt de la Cour de cassation n° 17-82553 du 8 janvier 2019 Bouygues Travaux Publics et autres

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Présentation

.1) Dans une affaire de travail illégal et de dumping social, la chambre criminelle de la Cour de cassation a saisi le 8 janvier 2019 la CJUE d’une question préjudicielle portant sur les éventuels effets de la jurisprudence communautaire A-Rosa (voir la décision et le commentaire) et Altun (voir la décision et le commentaire) relative à l’opposabilité du certificat de détachement sur les obligations déclaratives à effectuer au titre de la législation du travail (notamment la déclaration préalable à l’embauche) d’une entreprise établie à l’étranger, mais qui est condamnée en France pour travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié en ayant omis de procéder à la déclaration préalable à l’embauche et aux déclarations sociales des prétendus salariés détachés qu’elle faisait travailler en France.
La saisine de la CJUE a conduit la Cour de cassation à surseoir à statuer sur les trois pourvois dont elle était saisie.

.2) Dans cette affaire née sur le chantier de l’EPR de Flamanville dans le département de la Manche, trois entreprises s’étaient en effet pourvues en cassation, après leur condamnation par la cour d’appel (voir l’arrêt de la cour d’appel de Caen).
La première entreprise, citée dans l’arrêt de la Cour de cassation, et établie en France, avait été condamnée, d’une part pour recours à une entreprise de travail temporaire irlando-chypriote qui pratiquait du travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié par défaut de déclaration préalable à l’embauche et défaut de déclaration sociale et d’autre part pour prêt illicite de main-d’œuvre en recourant à cette même entreprise irlando-chypriote.
La seconde entreprise citée, de droit roumain mais possédant un établissement en France, avait été condamnée pour travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié par défaut de déclaration préalable à l’embauche et défaut de déclaration sociale.
La troisième entreprise citée, établie en France, avait été condamnée, d’une part pour recours à la même entreprise de travail temporaire irlando-chypriote qui pratiquait du travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié par défaut de déclaration préalable à l’embauche et défaut de déclaration sociale et d’autre part pour prêt illicite de main-d’œuvre en recourant à cette même entreprise irlando-chypriote.
L’entreprise de travail temporaire irlando-chypriote, condamnée en première instance pour travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié par défaut de déclaration préalable à l’embauche et défaut de déclaration sociale, n’avait pas fait appel. Elle n’est donc pas dans le pourvoi.

.3) La saisine de la CJUE par la Cour de cassation ne porte et n’a d’incidence que sur les éléments constitutifs de l’infraction de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié par défaut de déclaration préalable à l’embauche et défaut de déclaration sociale, et non pas sur les éléments constitutifs de l’infraction de prêt illicite de main-d’œuvre.
Pour la chambre criminelle de la Cour de cassation, il est entendu que, depuis ses arrêts Ryanair et Cityjet du 18 septembre 2018 (voir les arrêts et leur commentaire) , l’infraction de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié par défaut de déclaration sociale ne peut être constituée que si le mode d’emploi de demande de retrait du certificat de détachement décrit par la décision A-Rosa et la décision Altun de la CJUE a été respecté et a conduit préalablement au retrait du certificat de détachement par l’institution émettrice de ce formulaire.
Dans son arrêt du 8 janvier 2019, la chambre criminelle de la Cour de cassation questionne la CJUE sur l’impact de cette jurisprudence communautaire sur l’obligation pour l’employeur respecter la législation du travail de l’Etat d’accueil et d’emploi et notamment de procéder à la déclaration préalable à l’embauche obligatoire en France. Autrement formulé, et rapporté à la présente affaire, l’employeur de droit étranger, qui détache un prétendu salarié détaché sur le territoire français, est-il tenu de procéder à la déclaration préalable à l’embauche de ce faux salarié détaché, alors que celui-ci est titulaire d’un certificat de détachement et que celui-ci n’a pas été retiré par l’institution émettrice, dans les conditions prévues par la décision A-Rosa et la décision Altun de la CJUE ?

.4) La réponse de la CJUE, qui interviendra au plus tôt dans 18 mois, conditionnera la caractérisation de l’infraction de travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié lors de l’emploi en France, sous divers montages frauduleux, de prétendus salariés détachés.

Commentaire
La question préjudicielle posée par la Cour de cassation est assez inattendue et troublante. La réponse donnée par la CJUE à cette question peut avoir des effets dévastateurs sur la politique publique française de lutte contre le travail illégal et le dumping social et sur la motivation des agents et des organismes de protection sociale à traiter ce type de dossier, déjà fort complexe à maîtriser et à gérer.

.1) Le certificat de détachement et la déclaration préalable à l’embauche sont deux sujets radicalement différents, qui n’ont pas le même objet.
Le certificat de détachement relève de la législation communautaire de sécurité sociale et permet notamment de s’assurer lors d’un contrôle que l’entreprise étrangère qui détache un salarié en France le fait bénéficier d’une protection sociale en qualité de travailleur sur le territoire français.
La déclaration préalable à l’embauche est un dispositif de contrôle prévu par le droit du travail français, et non pas des textes de sécurité sociale ou de protection sociale. Son objectif n’est pas de s’assurer que le salarié bénéficie d’une protection sociale, mais d’avoir la preuve irréfutable que son emploi est officiel, transparent et déclaré, à minima au moment où le contrôle a lieu, et en principe dès sa mise au travail effective. La déclaration préalable à l’embauche est déconnectée de tout lien avec la protection sociale du salarié, quel que soit son statut et sa qualité.
Administrativement et juridiquement, il n’existe donc aucun lien entre la protection sociale du salarié, assurée par la France ou par l’Etat d’origine si un certificat de détachement est produit, et la déclaration préalable à l’embauche. Pour cette raison, les articles L.8221-3 et L.8221-5 du code du travail prennent le soin de distinguer, s’agissant des divers éléments pouvant caractériser le travail dissimulé, soit le défaut de déclaration sociale, soit le défaut de déclaration préalable à l’embauche. Il s’agit de formalités distinctes et autonomes.

.2) Le choix fait en 1991 de confier la réception, le traitement et la gestion de la déclaration préalable à l’embauche aux organismes de protection sociale (c’est-à-dire au réseau des URSSAF et aux caisses de MSA) ne permet pas de considérer la déclaration préalable à l’embauche comme une déclaration sociale relevant de la protection sociale. Il ne s’agit pas d’une déclaration sociale au sens usuel, sauf à considérer que toute déclaration obligatoire à laquelle est tenu un employeur et mentionnée dans le code du travail, y compris la déclaration de chantier ou la déclaration de retrait d’amiante, est une déclaration sociale.
Tout d’abord, la déclaration préalable à l’embauche est prévue par le code du travail, et non par le code de la sécurité sociale ; son défaut d’accomplissement est sanctionné par le code du travail. Son défaut d’accomplissement n’a aucun effet sur la protection sociale du salarié.
La déclaration préalable à l’embauche est enregistrée dans un traitement ou dans une base qui n’est pas connectée à un traitement liée à la protection sociale du salarié. La base CIRSO qui traite la déclaration préalable à l’embauche n’est appareillée à aucun autre traitement. Seule est prévue, en tant que de besoin, une relation purement mécanique avec les données que détient la CNAV sur les assurés sociaux pour s’assurer que le NNI (numéro national d’identification que détient tout travailleur et tout assuré social) est exact, n’est pas usurpé et correspond bien à la personne physique faisant l’objet de la déclaration ; ce rapprochement permet également d’éviter les cas d’homonymie et d’avoir la certitude, lors d’un contrôle, que le salarié en activité est bien celui qui a fait l’objet de la déclaration préalable à l’embauche.
Seuls les agents habilités en matière de lutte contre le travail illégal, c’est-à-dire les personnes physiques, ont accès à cette base, à l’exclusion des organismes et des institutions qui gèrent un régime de protection sociale ; ce qui est la preuve de la déconnexion de la déclaration préalable à l’embauche avec la protection sociale du salarié qui fait l’objet de cette déclaration.

.3) Plus précisément, le choix fait en 1991 de confier la réception, le traitement et la gestion de la déclaration préalable à l’embauche aux organismes de protection sociale (c’est-à-dire au réseau des URSSAF et aux caisses de MSA) résulte d’un arbitrage d’efficacité opérationnelle. Malgré la charge de travail supplémentaire considérable générée par la déclaration préalable à l’embauche (plus de 900 000 déclarations le premier mois de l’obligation), plusieurs URSSAF s’étaient portées volontaires pour assurer le traitement national de cette formalité. Le choix était à faire entre soit la création d’une entité ad hoc, de type GIE, pour gérer la déclaration préalable à l’embauche, soit la désignation d’une URSSAF et d’une caisse de MSA volontaire ; c’est ce second choix pragmatique et opérationnel qui a été retenu, sans lien avec la protection sociale du salarié.

.4) Les URSSAF et les caisses de MSA collectent des sommes telles que la CSG, la CRDS, le versement transport et la participation à l’effort de construction, qui sont des impositions ou des taxes, sans lien avec la protection sociale. De même, le fait que le réseau des URSSAF et les caisses de MSA collectent la déclaration préalable à l’embauche ne permet pas de qualifier cette mesure de déclaration sociale en lien, même très indirect, avec la protection sociale qui fait l’objet des règlements communautaires de sécurité sociale.

.5) Faire un lien entre déclaration préalable à l’embauche et certificat de détachement a pour effet de remettre en cause le statut nécessairement binaire et étanche du salarié : soit il est détaché et il peut être couvert par un certificat de détachement, soit il n’est pas détaché, mais en emploi direct ; dans ce cas, il fait nécessairement l’objet d’une déclaration préalable à l’embauche. On comprend assez mal comment la CJUE pourrait se prononcer sur le bien fondé d’une formalité qui ne concerne par nature ni un salarié détaché en mobilité transnationale, ni les textes communautaires de sécurité sociale.
Le même raisonnement de la Cour de cassation pourrait aussi la conduire à saisir la CJUE sur le bien fondé de l’obligation de délivrance d’un bulletin de paie à la française à un prétendu salarié détaché, puisque la délivrance de ce bulletin de paie est la suite logique de la déclaration préalable à l’embauche.

.6) La Cour de cassation s’est dessaisie, au profit de la CJUE, sur l’application d’un point de droit qui est la clé de voûte du dispositif juridique de la lutte contre le travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, depuis plus d’un quart de siècle. Cette saisine va permettre à la CJUE de se prononcer sur la conformité au droit communautaire d’une disposition fondamentale du droit français qui vise à lutter contre le travail dissimulé. L’enjeu est donc considérable et très risqué, car nul ne sait dans quel sens va statuer la CJUE. Se dessaisir ainsi de la maîtrise de la gestion de cet enjeu n’est-ce pas hasardeux ?

.7) La réponse que fera la CJUE sera lourde de conséquence puisqu’elle s’imposera à la France.
Si la CJUE considère, à juste titre, que la déclaration préalable à l’embauche est une obligation déclarative, sans lien avec la protection sociale et donc sans lien, même indirect, avec l’opposabilité du certificat de détachement, cette clé de voûte de la lutte contre le travail dissimulé, le travail illégal et le dumping social sera confirmée et sauvegardée.
Si, au contraire la CJUE considère que la déclaration préalable à l’embauche est une formalité liée à la protection sociale du salarié au sens des textes communautaires de sécurité sociale et qu’elle ne peut pas être effectuée tant que le certificat de détachement n’a pas été retiré, il s’agira d’un vrai cataclysme pour la lutte contre le travail illégal. Non seulement l’institution émettrice du certificat de détachement verra ses prérogatives considérablement augmentées, mais, de fait, la CJUE lui reconnaîtra le droit de s’immiscer directement dans le dispositif français de lutte contre le travail illégal en interdisant à la France d’utiliser son outil opérationnel et juridique le plus efficace contre cette fraude. Par ailleurs, la mise en cause de toute une catégorie d’employeurs et de donneurs d’ordre qui fraudent est, de fait, interdite.

.8) Dans l’immédiat la décision de la Cour de cassation va plonger les agents de contrôle, les organismes de recouvrement, voire des juges du fond, dans une très grande perplexité, voire dans le découragement. Un nombre encore plus important de procédures vont être annulées, abandonnées ou mises sous le boisseau.
Pour deux raisons essentielles
Dans toutes ces affaires, la fraude, la violation de la loi et le non respect de la législation sont avérés, puisque chaque fois des condamnations sont intervenues ; mais il est demandé a postériori par la Cour de cassation de faire valider ces procédures de condamnations par des Etats tiers, pour confirmer ces condamnations en France. Or, ces Etats exportateurs de dumping social dont les entreprises sont condamnées en France vont saisir cette aubaine inattendue. Ils n’ont aucun intérêt à retirer ces certificats de détachement parce que ce retrait leur causerait un préjudice financier considérable. Il est donc à craindre que tout le travail accompli par les agents de contrôle, les organismes de recouvrement et les juges soit anéanti par le refus de ces Etats de retirer les certificats de détachement. Ils risquent de se désintéresser de ces fraudes, même si elles sont évidentes, grossières et lourdement pénalisantes pour les ressources de la sécurité sociale.
Les enquêtes relatives aux fraudes à l’établissement, aux fraudes aux détachements, à la fausse sous-traitance, au dévoiement de la mobilité intragroupe et au non respect des présomptions de salariat demandent un travail considérable ; elles sont longues, lourdes et complexes. Si s’ajoute désormais l’obligation de demander le retrait de milliers de certificats de détachement indûment délivrés, par le recours à une procédure dont personne n’est capable aujourd’hui en France de décrire sans erreur, dans son détail et sa complétude, son cheminement, et surtout sans aucune garantie du retrait du certificat de détachement, alors que la violation du droit est avérée en France.
La constitution et le suivi des dossiers de demande de retrait de certificats de détachement, traduits dans la langue de l’Etat émetteur, dont on ne sait rien du contenu et de la forme, représente aussi un nouveau temps de travail considérable difficile à supporter. D’autant que l’institution émettrice du certificat de détachement pourra à l’envi réclamer des informations supplémentaires. Le contentieux sur un dossier est susceptible durer de très longues années. Pour mémoire, dans l’affaire A-Rosa dont le contrôle a été effectué en 2007, aucune cotisations n’ a été versée à ce jour en France, puisque le dossier est retourné devant la cour d’appel de Colmar.

On peut donc considérer que la décision de la Cour de cassation du 8 janvier 2019 rend encore objectivement plus difficile, voire quasi impossible, la lutte contre le travail illégal et le dumping social, c’est-à-dire contre les fraudes majeures et déterminantes, du fait des entreprises étrangères et de leurs donneurs français.