Une décision de relaxe dans une affaire de fausse sous-traitance n’interdit pas un redressement fiscal de ce chef

CAA de NANTES, 1ère chambre, 10/09/2020, 18NT03294, Inédit au recueil Lebon
CAA de NANTES - 1ère chambre

N° 18NT03294
Inédit au recueil Lebon

Lecture du jeudi 10 septembre 2020
Président
M. BATAILLE
Rapporteur
M. Harold BRASNU
Rapporteur public
Mme CHOLLET
Avocat(s)
SCP BONDIGUEL & ASSOCIES
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société par actions simplifiée (SAS) Constructions générales du bâtiment (CGB) a demandé au tribunal administratif de Rennes de prononcer la décharge, en droits et pénalités, des rappels de taxe sur la valeur ajoutée auxquels elle a été assujettie au titre de la période du 1er avril 2008 au 31 mars 2011, des rappels de taxe d’apprentissage, de participation des employeurs au développement de la formation professionnelle continue auxquels elle a été assujettie au titre des années 2009 et 2010 et des rappels de participation des employeurs à l’effort de construction auxquels elle a été assujettie au titre de l’année 2010.

Par un jugement n° 1603736 du 27 juin 2018, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 31 août 2018 et 19 avril 2019, la SAS CGB, représentée par Me J..., demande à la cour :

1°) d’annuler ce jugement ;

2°) de prononcer cette décharge ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat le versement de la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :
 l’administration ne pouvait pas se fonder sur les éléments de la procédure pénale qui ont été annulés par le tribunal correctionnel de Rennes ;
 s’agissant des rappels de taxe sur la valeur ajoutée, le service ne pouvait pas davantage se fonder sur le procès-verbal d’investigation n° 1 DI 157 relatif à la situation de M. A... et sur le procès-verbal n° 1 DI 165, ces procès-verbaux s’appuyant notamment sur une analyse des scellés annulés par le juge pénal ; le service ne peut pas non plus se prévaloir des auditions de M. A... et de M. D..., les questions qui leur ont été posées ayant été conditionnées par le résultat des perquisitions et saisies ;
 il en va de même s’agissant des rappels de taxes assises sur les salaires ; l’URSSAF s’est désistée de son action visant à récupérer les cotisations sociales, qui ont la même assiette que les taxes assises sur les salaires, en raison de l’annulation des pièces de procédure par le juge pénal ;
 les rappels de taxe sur la valeur ajoutée ne sont pas fondés dès lors que l’administration n’apporte pas suffisamment d’éléments pour remettre en cause la qualité de travailleur indépendant de MM. A... et D... ; MM. A... et D... employaient des salariés et étaient payés au mètre carré ; l’administration a encaissé les droits de taxe sur la valeur ajoutée acquittés par M. A... ; la faillite de l’entreprise de M. D... démontre que le risque économique était bien porté par le sous-traitant ;
 la majoration de 80% pour manoeuvres frauduleuses n’est pas justifiée.

Par des mémoires, enregistrés les 4 mars 2019 et 4 mars 2020, le ministre de l’action et des comptes publics conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que les moyens soulevés par la SAS CGB ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
 le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
 le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :
 le rapport de M. F...,
 les conclusions de Mme Chollet, rapporteur public,
 et les observations de Me G..., pour la société CGB.

Considérant ce qui suit :

1. La société par actions simplifiée (SAS) Constructions générales du bâtiment (CGB), spécialisée dans les travaux de maçonnerie générale et de gros oeuvre, a fait l’objet, à la suite d’une dénonciation, d’une enquête et d’une procédure pénale pour exécution de travail dissimulé par personne morale. Ses locaux ont été perquisitionnés, des saisies ont été opérées et des auditions, notamment de son dirigeant, de ses sous-traitants et de ses comptables ont été réalisées. Au cours de l’année 2012, l’administration fiscale a diligenté une vérification de comptabilité au cours de laquelle le procureur de la République a autorisé, sur le fondement de l’article L. 82 C du livre des procédures fiscales, le vérificateur à consulter le dossier d’instruction. A l’issue de ce contrôle, l’administration a décidé, par une proposition de rectification du 20 décembre 2012, de remettre en cause le caractère déductible de la taxe sur la valeur ajoutée facturée par ses sous-traitants, au motif que ceux-ci n’étaient pas, lors de leurs interventions sur les chantiers, indépendants de la société CGB, mais dans une situation de subordination. L’administration a également remis en cause la qualification d’indemnité de grand déplacement donnée à des sommes versées à ses salariés, estimant que ces sommes correspondaient en réalité à une fraction de leurs salaires. Par un jugement du 8 avril 2013, le tribunal de grande instance de Rennes en formation correctionnelle a, par un jugement du 8 avril 2013, constaté la nullité de l’ensemble des perquisitions et saisies effectuées les 12 et 21 octobre 2010, notamment dans les locaux de la société CGB, et la nullité des auditions de M. H... E..., gérant de la société requérante, à l’exception de sa première audition le 17 mai 2011 à 10h20, puis a renvoyé des fins de la poursuite l’ensemble des prévenus. Par la suite, au cours de la procédure contradictoire, l’administration a abandonné la remise en cause de la déduction de la taxe sur la valeur ajoutée facturée par des sous-traitants personnes morales, limitant cette rectification à la taxe figurant sur les factures délivrées par M. C... A... et M. I... D.... Après mise en recouvrement, et rejet de sa réclamation, la société CGB a demandé au tribunal administratif de Rennes de prononcer la décharge, en droits et pénalités, des rappels de taxe sur la valeur ajoutée auxquels elle a été assujettie au titre de la période du 1er avril 2008 au 31 mars 2011, des rappels de taxe d’apprentissage, de participation des employeurs au développement de la formation professionnelle continue auxquels elle a été assujettie au titre des années 2009 et 2010 et des rappels de participation des employeurs à l’effort de construction auxquels elle a été assujettie au titre de l’année 2010. Par un jugement n° 1603736 du 27 juin 2018, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande. La société CGB relève appel de ce jugement.
2. Aux termes de l’article L. 81 du livre des procédures fiscales : " Le droit de communication permet aux agents de l’administration, pour l’établissement de l’assiette et le contrôle des impôts, d’avoir connaissance des documents et des renseignements mentionnés aux articles du présent chapitre dans les conditions qui y sont précisées (...) ". Aux termes de l’article L. 82 C de ce livre : " A l’occasion de toute instance devant les juridictions civiles ou criminelles, le ministère public peut communiquer les dossiers à l’administration des finances. (...) ". Eu égard aux exigences découlant de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ces dispositions ne permettent pas à l’administration de se prévaloir, pour établir l’imposition, de pièces ou documents obtenus par une autorité administrative ou judiciaire dans des conditions déclarées ultérieurement illégales par le juge.
Sur le bien-fondé des rappels de taxe sur la valeur ajoutée :
3. L’article 256 A du code général des impôts prévoit que : " Sont assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée les personnes qui effectuent de manière indépendante une des activités économiques mentionnées au cinquième alinéa, quels que soient le statut juridique de ces personnes, leur situation au regard des autres impôts et la forme ou la nature de leur intervention. / Ne sont pas considérés comme agissant de manière indépendante : / - les salariés et les autres personnes qui sont liés par un contrat de travail ou par tout autre rapport juridique créant des liens de subordination en ce qui concerne les conditions de travail, les modalités de rémunération et la responsabilité de l’employeur ; / (...) ".
4. Pour justifier du fait que M. A... et M. D..., sous-traitants de la société CGB, n’agissaient pas de manière indépendante vis-à-vis de cette société, l’administration fiscale se fonde sur les auditions de MM. A... et D... réalisées dans le cadre de l’enquête pénale. Si la société CGB fait valoir que ces auditions ont pu être influencées par les perquisitions déclarées nulles par le juge pénal, cette circonstance, à la supposer établie, ne saurait faire obstacle à ce que l’administration fiscale se fonde sur ces auditions, dès lors qu’il est constant que celles-ci n’ont pas été annulées par le tribunal correctionnel de Rennes.
5. S’agissant de M. A..., il n’est pas contesté qu’il travaillait exclusivement pour la société CGB, qu’il n’assistait pas aux réunions de chantier et que les matériaux étaient fournis par la société CGB. Il n’est pas davantage contesté que les contrats de sous-traitance étaient signés pour un ou deux ans, qu’il proposait toujours le même devis pour chaque chantier et ne cherchait jamais à se faire accepter par le maître de l’ouvrage. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, et en dépit du fait que M. A... était assisté de salariés et était payé au mètre carré, l’administration fiscale démontre que M. A... ne pouvait pas être regardé comme ayant agi de manière indépendante au sens de l’article 256 A du code général des impôts.
6. S’agissant de M. D..., il n’est pas contesté qu’il travaillait lui aussi exclusivement pour la société CGB et que les matériaux lui étaient fournis par la société CGB. Il n’est pas davantage contesté que M. D... n’établissait jamais de devis, que les contrats de sous-traitance étaient établis par la société CGB et qu’ils étaient signés après la réalisation des travaux. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, et en dépit du fait que M. D... était assisté de plusieurs salariés, que son entreprise a fait faillite et qu’il était payé au mètre carré, l’administration fiscale démontre que M. A... ne pouvait pas être regardé comme ayant agi de manière indépendante au sens de l’article 256 A du code général des impôts.
7. Compte tenu de ce qui vient d’être exposé aux points 5 et 6, la société CGB ne pouvait ignorer que ses prestataires, qui agissaient en réalité en qualité de salariés, n’avaient pas la qualité d’assujetti à la taxe sur la valeur ajoutée et qu’elle n’était ainsi pas en droit de procéder à la déduction de la taxe sur la valeur ajoutée inscrite sur les factures de ces prestataires. Il suit de là que c’est à bon droit que le service a remis en cause ce droit à déduction.
Sur le bien-fondé des rappels de taxes d’apprentissage, de participation des employeurs au développement de la formation professionnelle et de participation des employeurs à l’effort de construction :
8. Pour justifier du bien-fondé de ces impositions, le ministre se prévaut de la lettre d’observations de l’URSSAF de Bretagne adressée à la société CGB obtenue dans l’exercice du droit de communication ainsi que sur les auditions de la comptable de la société CGB, Mme B..., du comptable et du chef comptable du cabinet Fiducial. Il n’est pas contesté par le ministre que la lettre d’observations de l’URSSAF se fonde sur les perquisitions et saisies annulées par le juge pénal. L’administration ne peut donc pas se prévaloir de cette lettre pour justifier du bien-fondé des rectifications en litige. En revanche, il est constant que les auditions des comptables du cabinet Fiducial ainsi que l’audition de la comptable salariée de la société n’ont pas été annulées par le tribunal correctionnel de Rennes. Ainsi que l’a rappelé le vérificateur dans la proposition de rectification, au cours de ces auditions, le comptable et le chef comptable du cabinet Fiducial ainsi que la comptable salariée de la société ont reconnu que les indemnités de grand déplacement versées aux salariés n’étaient pas justifiées dans la mesure où les salariés en cause utilisaient les véhicules de la société pour rentrer en fin de journée à leur domicile. La matérialité de ces faits n’est en outre pas contestée par la société CGB. Enfin, la circonstance que l’URSSAF se soit désistée de son recours devant le tribunal des affaires de sécurité sociale est sans incidence sur le bien-fondé des rectifications en litige. Dès lors, en se fondant sur les auditions des comptables du cabinet Fiducial et de la comptable salariée de la société, l’administration a pu à bon droit remettre en cause la qualification d’indemnité de grand déplacement versées à certains salariés et estimer qu’il s’agissait en réalité d’une fraction de leurs salaires. Il suit de là que la société CGB n’est pas fondée à demander la décharge des rappels de taxes d’apprentissage, de participation des employeurs au développement de la formation professionnelle et de participation des employeurs à l’effort de construction.
Sur les pénalités :
9. L’article 1729 du code général des impôts dispose que : " Les inexactitudes ou les omissions relevées dans une déclaration ou un acte comportant l’indication d’éléments à retenir pour l’assiette ou la liquidation de l’impôt ainsi que la restitution d’une créance de nature fiscale dont le versement a été indûment obtenu de l’Etat entraînent l’application d’une majoration de : / (...) / c. 80 % en cas de manoeuvres frauduleuses (...) ". L’article L. 195 A du livre des procédures fiscales dispose que : " En cas de contestation des pénalités fiscales appliquées à un contribuable au titre des impôts directs, de la taxe sur la valeur ajoutée et des autres taxes sur le chiffre d’affaires, des droits d’enregistrement, de la taxe de publicité foncière et du droit de timbre, la preuve de la mauvaise foi et des manoeuvres frauduleuses incombe à l’administration ".

10. Pour justifier l’application de la majoration de 80 % pour manoeuvres frauduleuses prévue à l’article 1729 du code général des impôts en ce qui concerne les rappels de taxe sur la valeur ajoutée, l’administration fait valoir que la société CGB, en recourant à un prestataire extérieur dont la situation de subordination caractérisait en réalité une relation salariée, a eu l’intention délibérée de déduire indûment la taxe sur la valeur ajoutée inscrite sur les factures de ces prestataires. L’administration soutient également que ce recours à de la sous-traitance constitue un procédé destiné à égarer son pouvoir de contrôle. En ce qui concerne les rappels de taxes assises sur les salaires, l’administration fait valoir que la société CGB, en versant des primes de grand déplacement à des salariés qui rentraient le soir à leur domicile, a eu l’intention délibérée de ne pas soumettre ces sommes à la taxe d’apprentissage, à la participation des employeurs au développement de la formation professionnelle et à la participation des employeurs à l’effort de construction. L’administration soutient en outre que l’utilisation de ces primes a créé des apparences de nature à l’égarer dans l’exercice de son pouvoir de contrôle. Ce faisant, l’administration établit les manoeuvres frauduleuses ayant pour objectif d’éluder l’impôt. Par suite, la société CGB n’est pas fondée à demander la décharge de la majoration de 80 % prévue à l’article 1729 du code général des impôts qui lui a été infligée.
11. Il résulte de tout ce qui précède que la société CGB n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande. Par conséquent, sa requête, y compris ses conclusions relatives aux frais liés au litige, doit être rejetée.
DECIDE :
Article 1er : La requête de la SAS CGB est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à la société par actions simplifiée CGB et au ministre des comptes publics.

Délibéré après l’audience du 27 août 2020, à laquelle siégeaient :

 M. Bataille, président de chambre,
 M. Geffray, président assesseur,
 M. F..., premier conseiller.

Lu en audience publique le 10 septembre 2020.

Le rapporteur,
H. F...Le président,
F. Bataille

Le greffier,
A. Rivoal

La République mande et ordonne au ministre des comptes publics, en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.

No 18NT032942